Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

60 fils aîné, elle s'était au cours des siècles démocratisée avec l'extension des liens familiaux et le système dit d' « affrairement » qui permettait l'introduction des étrangers. Le maître fut alors désigné en fonction de ses capacités pour « faire les affaires du dehors, acheter et vendre le bétail et faire les acquisitions au nom de la communauté », en prenant conseil de ses coassociés. « Chacun connaît son ouvrage et le fait. » Mais seuls les hommes ont droit de décision : ils nomment une femme pour présider aux soins du ménage. Quand Dupin visita les lieux, la famille se composait de trente-six personnes, enfants compris, habitant une grande maison où chaque ménage avait son domicile particulier. En plus du fonds commun, indivis, chaque ménage possède ses biens personnels, par exemple les dots des femmes venues du dehors, susceptibles de transmission par héritage. Les filles de la communauté qu1 épousent un étranger reçoivent une dot (1.350 francs en 1840), mais si elles deviennent veuves elles ont le droit de regagner la communauté. Les épouses étrangères devenues veuves peuvent, quant à elles, y demeurer. Les enfants mâles sont associés de plein droit. Aucun bien de la communauté ne peut en être détaché, ni par héritage ni par départ d'un a~socié mâle. Les biens personnels d'un célibataire reviennent après sa mort à la collectivité. Enfin celle-ci défend ses membres contre la conscription : elle paie les 2.000 francs requis pour trouver un remplaçant au conscrit malchanceux. Selon Dupin, « J ault, c'était l'aise, la gaîté et la santé ». « Tous les communs vivent ainsi, suivant la loi de leur association, au même pain, pot et sel », écrit encore Dupin. L'économie naturelle domine comme aux temps passés : on file et tisse le lin et la laine des vêtements, distribués à chaque famille à proportion du nombre de ses membres. Pourtant, à côté de ce tableau enchanteur, Dupin en peint un autre qui l'est moins : rares sont les communautés survivantes, la plupart ont éclaté ; parmi les parsonniers, les uns ont prospéré, d'autres sont tombés dans la misère et ont grossi l'armée des prolétaires. En fait, la communauté des Jault vivait ses dernières ·années : en 1847, elle était définitivement démembrée. E. Bonnemère donne en exemple une con1• munauté visitée en 1788 par Legrand d'Aussy et qui devait disparaître en 1820. Il s'agit de la famille Guillard, propriétaire du hameau de Pinon, à deux kilomètres de Thiers. Elle était constituée de quatre ménages (dix-neuf memBiblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES bres) et_de treize domestiques, trente-deux personnes au total. La tradition la faisait remonter au xne siècle. La direction n'était pas patriarcale, mais élective : le maître ainsi choisi était révocable. Il gérait l'administration et le commerce extérieur. Une femme, également élue et révocable, mais qui ne devait être ni l'épouse ni la fille du chef, avait la haute main sur la basse-cour, la cuisine et l'habillement de chacun. « Elle commande aux femmes comme le maître .commande aux hommes. » L'héritage n'existe pas et les biens restent indivis. Si une fille quitte la communauté, elle reçoit 600 livres, mais renonce à tout. La communauté est un monde fermé qui possède sa propre industrie domestique : meubles, vêtements, chaussures, constructions, instruments, cuves et tonneaux pour les vendanges, etc., tout y est fabriqué. Elle n'achète guère que le fer et le sel ; elle vend des bestiaux, du vin, au besoin des couteaux, aux commerçants de .Thiers; mais les trente-deux bouches consomment toute la récolte de seigle 5 • On trouve dans ces collectivités agricoles des emprunts aux structures politiques de~ communautés monastiques du Moyen Age, telles l'élection du supérieur .et la limitation de ses pouvoirs par l'assemblée souveraine des associés 6 • Etant généralement introverties, leur ouverture au monde extérieur est réduite à l'indispensable : achat de quelques matières premières, de rares objets. En marge de la société globale dont elles ne connaissent guère que les exigences fiscales et parfois les horreurs belliqueuses, elles constituent des microcosmes volontairement fermés, véritable repli collectif sur la matrice originelle, avec peut-être la nostalgie d'un paradis perdu. Nostalgie qui se discerne aussi chez Fourier, mais avec la volonté, cette fois, de donner à la liberté humaine une dimension inconnue des anciennes communautés et incompatible avec leur vie monotone et grégaire... La promiscuité étouffante des ménages associés, la méfiance à l'égard d'un monde étranger, sinon hostile, y justifiait la permanence d'une police domestique et la soumission à des contraintes ancestrales. Si, dans le domaine agricole, elles réalisent une division logique du travail, ces communautés traditionnelles se ferment à tout progrès industriel. Leur existence postule qq'à leur image la société tout entière se résume en un assemblage de cellules isolées. 5. Legrand d'Aussy : Voyages dans la ci-devant Haute et Basse Auvergne en 1787-88. Cf. aussi : Guillaume-Michel Chabrol : Commentaire sur les coutumes d'Auvergne, 1784. 6. Cf. Léo Moulin : • La science politique et le gouvernement des communautés religieuses •, in Revue internationale des sciences administratives, n° 1, 1951.

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