Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

K. PAPAIOANNOU grandes lettres comme celui de Dieu tandis que celui de Jésus est en lettres minuscules » (p. 233) : n'est-ce pas le même rapport qui a été observé entre les citations de Marx et de Lénine et celles de Staline? « La tendance d'un tel Etat, concluait Michelet {p. 237), est visiblement de devenir de moins en moins un Etat, de plus en plus une religion. Tout est religieux en Russie ; rien n'est légal, rien n'est juste ; tout est ou veut être saint » : n'est-ce pas toujours de la même manière que le « marxismeléninisme » entend le « dépérissement de l'Etat » sous le « communisme » ? Ce qui intriguait le plus les Occidentaux, c'était le nivellement universel des personnes, des groupes et des classes sous le rouleau compresseur de l'autocratie. Victor Hugo remarquait dans Le Rhin ( 1841) que « le Russe, comme le Turc, peut, d'après la volonté ou le caprice d'en haut, perdre son emploi, son grade, sa liberté, son bien, sa noblesse, jusqu'à son nom [ on pense aux innombrables « non-personnes » qui peuplent l'historiographie « marxisteléniniste » ... ] .. Le despotisme fait l'égalité sous lui. Plus le despotisme est complet, plus l'égalité est complète. » Naturellement, il était loin d'y voir un quelconque « progrès ». La Russie, écrivait Gasparin en 1856, est une nation « où personne ne peut ni parler, ni imprimer, ni voyager qu'autant que cela convient au gouvernement, où presque tous sont privés de la faculté de posséder et sont au_contraire possédés eux-mêmes 84 ». Personne, à l'époque, ne pouvait prévoir que ces paroles ne perdraient rien de leur validité dans la « société sans classes » que régit la « Constitution la plus démocratique du monde ». Pourtant on entendait déjà s'élever des voix pour identifier le nivellement autocratique à l'égalitarisme communiste. Russophobes de droite et russophiles de gauche s'accordaient pour mettre le signe d'égalité entre despotisme, étatisme et communisme. Ainsi l'auteur anonyme de La Rus.sie considérée au point de vue européen ( 1851) voulait mobiliser les bourgeois contre un régime où « le tsar est le seul propriétaire universel et légal » et où « ceux que l'on nomme si improprement des propriétaires ne le sont pas légalement 85 », tandis que l'impétueux Cœurderoy célébrait l' « égalité dans l'esclavage » comme une promesse providentielle de « lendemains qui chantent ». Pour lui, l' « égalité da.ns l'esclavage » rendaitles communautés slaves plus proches du socialisme que les sociétés pluralistes de l'OcciM. Agénor de Ga1parln : Apr~a la paix, 1856; cité par Ch. Corbet, op. cil., p. 317. 35. Cité par Ch. Corbet, pp. 274-75. Biblioteca Gino Bianco SS dent. On songe au « système de Chigaliev » chez Dostoïevski : Les Slaves sont plus près què nous de l'égalité dans la liberté, parce qu'ils vivent sous le régime de l'égalité dans l'esclavage et que nous vivons sous celui de l'inégalité sans garanties (sic). Ils sont révolutionnaires sans le savoir ( ... ). Il sera plus facile aux Slaves de renverser le despotisme d'un seul et la propriété féodale, qu'à nous d'avoir raison de mille autorités contradictoires et de mille intérêts alarmés. Esclavage pour esclavage, il vaut mieux encore l'absolutisme franc, unitaire, héréditaire, brutal que les despotismes hypocrites, hiérarchiquement subdivic;és, électifs de l'Occident (op. cit., p. 60). La Russie, c'est l'idéal de la discipline, des cités ouvrières, des ateliers nationaux, de l'organisation du travail par l'autorité (p. 176). La Russie, ajputait l'auteur sur le mode triomphal, est « le pays où, sur le décret d'un seul, les boyards - les riches - peuvent être dépossédés sans résistance, du jour au lendemain « (p. 60). Sur ce plan encore, Cœurderoy doit être le père spirituel des « progressistes » contemporains : ne tiendraient-ils pas, eux aussi, les épurations staliniennes pour une preuve, une garantie du caractère « sans classe » de l'Etat totalitaire ? Lorsqu'on sait qu'un Proudhon s'imaginait, en 1855, que le tsar Alexandre II allait « appeler à lui la Révolution » et le voyait déjà « prenant en main le sceptre du progrès 36 , on comprend les diatribes de Marx contre les imbéciles admirateurs du « tsar blanc » 37 ainsi que les paroles amères et combien prophétiques de Michelet dénonçant en 1871 la transfiguration du « père des pères » en une sorte de « tyran socialiste » : « Faux nourrisseur du peuple, le tyran socialiste revient avec son masque, toute une vaste comédie qui fait l'admiration du monde. La commune est rétablie ! l'élection rétablie ! le jury, les assemblées provinciales ! Rien n'y manque. L'Angleterre, l'Amérique ne sont rien à côté 88 ! » Plus encore qu'à la « Constitution la plus démocratique du monde », on pense à Lénine déclarant et répétant urbi et orbi : « Regardez n'importe quel pays parlementaire, depuis l'Amérique jusqu'à la Suisse, depuis la France jusqu'à l'Angleterre, la Norvège, etc. L'Angleterre et l'Amérique elles-mêmes, les plus grands et les derniers représentants de la liberté anglo-saxonne, ont glissé entièrement 36. Cité par Raoul Labry : Herun el Proudhon, pp. 144-45. 87. Ce terme, ainsi que les sarcasmes que l'on devine, revient comme un leitmotiv obsédant dans la pol~mlque contre Herr Vogt. 38. La France devant l'Europe, p. 116.

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