K. PAPAIOANNOU née. Entre la grande pépinière d'hommes et le grand atelier de forces qui grondent à l'Est, entre l'immense cimetière de peuples et de traditions qui râlent à l'Ouest, il faut faire un choix. Plus d'atermoiements (p. 18) ! On retrouve ce thème spenglerien chez un autre homme de gauche, le jeune-hégélien Bruno Bauer, l'ami de Marx au Doktorklub des années 1840. « Rien n'est plus certain que le déclin de la vieille civilisation, écrivait-il en 1853 ; la question est de savoir si le monde germanique lui survivra ou si seule la nation russe déterminera la civilisation nouvelle 30 • » En 1858, Bauer eut un entretien avec Marx à Londres et il lui déclara que « le vieil état de choses dans l'Occident doit être détruit ; que cela ne peut être réalisé ·que par les Orientaux, parce que les Orientaux seuls ont de la haine réelle contre les Occidentaux et que la Russie est la seule masse compacte de l'Orient, et, en outre le seul pays d'Europe où il y ait encore de la cohésion 31 ». Mais si Bauer admirait la « cohésion » de l'Empire tsariste, Cœurderoy a été le premier intellectuel de gauche européen qui ait osé célébrer le « rôle progressif » du despotisme moscovite. Si dans le premier chapitre de son livre (intitulé « Exposé général des causes qui nécessitent l'invasion de l'Europe occidentale par la Russie » ... ) il se révèle comme le père spirituel à la fois de Spengler et de Franz Fanon, dans le deuxième chapitre (consacré à la « Fatalité du despotisme ») il annonce curieusement les futurés ·acrobaties « progressistes » autour de la dictature stalinienne : · Le despotisme sert de nourrice aux peuples, n~n~- veau-nés et de garde-malade aux peuples en decrep1tude ( ...). Il y a des despotismes que je nommerai d'Enthousiasme et d'autres que j'appellerai de lassitude [intéressante distinction entre les tyrannies traditionnelles et les dictatures totalitaires]. Les nations jeunes qui mijrçhent à la .vie, qui affirment et qui agissent, adoptent les premiers ( ...). Le tsarisme actuel est un despotisme de conquête, d'action, d'audace; il est soutenu par ses peuples dans son œuvre d'invasion (p. 94). Ainsi le rebelle anarchiste, le proscrit qui refusa fièrement de bénéficier de l'amnistie, en vint à faire du « tsar de fer » le messie de la Révolution : Nous sommes les races femelles pleines de grâce, de délicatesse et de sensualité voluptueuse. Les Russes sont les races mâles qui poursuivent les races femelles, les violent et les rendent fécondes (p. 66). Nous vivons de traditions · ils vivent d'aspirations. Nous reculons ; ils avancent. ' Et dans la guerre sociale, ceux qui reculent sont foulés aux pieds (p. 69). Il me tarde de voir à l'œuvre l'autocratie russe, la plus forte et la dernière expression de l'autorité 30. Bruno Bauer : Ru11land und daa Germanentum, 1853, p. 7. 31. Lettre de Marx à Engels du 18 Janv. 1856. Biblioteca Gino Bianco 53 humaine, celle qui réunit tous les bras dans son bras et toutes les volontés dans sa tête ; celle qui est libre dans ses actes, large dans sa conscience, secrète, impénétrable, une (p. 102). Et je dis à Nicolas : « Maître de la moitié du monde, homme du Nord, organisation de fer et de glace! ( ...) Ni trêve ni merci à l'Occident ! Frappe par l'Epée et par Je Poison, par !'Incendie et par la Surprise ! Achète la Trahison ; déchire les Traités ; fais la Guerre en Barbare ! La division est au camp des civilisés ; on y parle toutes les langues comme à Babel; on y parle aussi la tienne. Ils sont nombreux ceux qui convient les Cosaques an sac du Vieux Monde (p. 126 ). La Révolution a parfois besoin d'instruments terribles : la Révolution t'a choisi, Nicolas ! (P. 127.) La Révolution avait choisi Nicolas pour deux raisons principales. Tout d'abord, Cœurderoy rejette radicalement les schémas européocentriques des doctrinaires de la gauche. « Ce n'est pas du centre du monde civilisé que se lèvera la Révolution », écrit-il (p. 58 ), anticipant Lénine et Trotski. Elle se produira dans la périphérie et sera véhiculée_non par la crise économique ou l'agitation· politique, mais par la guerre et l'invasion. La Révolution « viendra du dehors et, cheminant· lentement de la circonférence au centre, elle assujettira les pays en décadence par zones d'invasions successives » (p. 5 8) : c'est la guerre mondiale ( « générale ») qui fera le travail de la Révolution : Vive l'universelle Guerre ! Vive l'universelle Révolution ! Et vivent les Cosaques qui nous apporteront l'une et qui· forceront l'autre ! (...) Que cette Guerre dure assez longtemps ! 'Qu'elle soit assez atroce pour plonger le monde dans la stupeur! Qu'elle pousse des vagues de Barbares sur nos capitales dépeuplées ! Que la Délivrance surgisse de la servitude ! Que le Bien s'élève de l'excès du Mal! ( ...) Voilà le cri que pousseront bientôt tous ceux qu'embrase le souffle de la Révolution (p. 25). On pense à la polémologie maoïste et aux appels enflammés de « Ché » Guevara. Cœurderoy croyait, lui aussi, que la route de Moscou à Paris passe par Bombay et par Pékin. Ecrivant à la veille de la guerre de Crimée, il voyait. déjà les Russes maîtres de Constantinople et des Détroits. C'est ce qui l'autorisait à prophétiser la révolte de l'Asie : Les peuples de l'Inde se souviennent qu'ils ont e::té dépossédés et réduits en esclavage par une poignée de marchands venus des contrées froides ; ils se rappellent les barbaries des lords Clive et Hastings. Le sang appelle le sang. Les peuples, tous les peuples d' A:,ie s'émeuvent au loin, se rassemblent et roulent, en poüssant de grands cris, contre les villes assiégées. L'Afghanistan, ]a Perse, la Chine, la Birmanie envoient l~t..rs légions contre l'Angleterre (p. 351). L'Angleterre perd l'Inde et ses possessions asiatiques : La première phase de la guerre mondiale sera donc marquée par ]a disparition de l'Angleterre et de la Turquie de la scène du monde. La disparition de l'Angleterre entraînerA la suppression du monopole
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