Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

52 geant, un mensonge immense, un monde où tout miroite à faux 27 ». Marx, pour sa part, se demandait sur un ton mi-sérieux mi-badin si l'angoissante présence ·qu'on devinait derrière le rideau de fer de la police ·et le rideau de fumée du secret était bien une réalité matérielle ou un simple produit de l'hallucination collective. Mutatis mutandis, ses réflexions n'ont rien perdu de leur acuité. Qu'on en juge : L'influence prépondérante que la Russie a gagné par surprise en Europe à différentes époques a effrayé les peuples de l'Occident, qui s'y sont soumis comme à une fatalité ou n'ont résisté que par à-coups. Mais à côté de la fascination on voit constamment renaître un scepticisme qui la suit comme son ombre, mêlant la note légère de l'ironie aux cris des peuples agonisants, se moquant de la grandeur véritable de la puissance tusse comme d'une attitude affichée par un histrion pour_ éblouir et tromper. D'autres empires ont, dans leur enfance, suscité de semblables doutes; mais la Russie est devenue un colosse sans les avoir dissipés. Elle offre, dans l'histoire, l'unique exemple d'un immense empire qui, même après des réalisations d'envergure mondiale, ne cesse d'être considéré comme une affaire de croyance et non de fait. Des débuts du XVIIIe siècle à aujourd'hui, il n'est point d'auteur qui ait estimé possible de se dispenser de. prouver tout d'abord son existence avant de la glorifier ou de la critiquer 28 • Nous ne savons pas, concluait-il, si envers la Russie nous devons être « spiritualistes ou matérialistes », c'est-à-dire si l'on doit· considérer son existence « comme un fait palpable ou comme un simple phantasme de la conscience bourrelée de remords des peuples européens ». La Russie en tant que phantasme de la culpabilité et symbole· d'autopunition ... On ne saurait imaginer définition plus pertinente et plus ... actuelle de la russophilie « de gauche », laquelle n'a pas attendu la révolution d'Octobre pour se manifester, puisqu'on la voit apparaître dès le milieu .du XIXe siècle avec l'extraordinaire Ernest Cœurderoy, qu~rante-huitard proudhonien devenu le -Pindare de la Russie par haine del' « Occident pourri » et auteur d'un ouvrage dont le titre est tout un programme : Hourrah ! ou la Révolution par les Cosaques (1854). « La Révolution par les Cosaques » DANS LE LIVRE, ou plutôt !'Apocalypse, de Cœurderoy, nous trouvons tous les thèmes qui flatteront le masochisme européen un siècle plus tard. Et d'abord le rejet total, définitif, de ·l'Occident décadent, embourgeoisé; dévî~ rilisé : 21. La France devant l'Europe, p. 102. 28. Marx : Révélations sur l'histoire diplomatique, 1856; trad. par Benoît Hepner : Marx, la Russie et l'Europe, Paris 19154, pp. 207-208. . BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET.RECHERCHES Notre luxe est homicide et mesquin, notre bonheur monotone, nos fantaisies prévues, nos écarts limités à la sphère de tolérance de la police ou de l'opinion; il n'y a pas d'inspiration dans notre littérature, pas d'essor dans nos arts, pas de générosité dans nos cœurs ; nous ne nous entretenons de la chose publique que pour faire montre d'érudition ou d'éloquence. Tout ce qui tend à s'élever est impitoyablement rabaissé (p. 289). Ayant perdu toute puissance et toute vit~té, l'Europe a perdu aussi' toute capacité révolutionnaire : « Tous les citoyens se sont hiérarchisés et les privilèges se sont étendus, avec le temps, à une majorité d'hommes qui résisteront jusqu'à la mort aux entreprises subversives de la minorité » (p. 61). Comment, dès lors, « briser le collier d'or qui nous étrangle » ? « Disons-le hautement : nous n'avons d'espoir que dans le déluge humain, nous n'avons d' avenir que dans le chaos, nous n'avons de ressource que dans une guerre générale » (p. 20) ; « seule une invasion peut détruire cet ordre » (p. 61). En bref, « l'Europe actuelle ne peut renaître que par la plus complète des rénovations : par la MORT » (p. 217). Le salut doit être « cherché en dehors de l'Europe occidentale » (p. 21 ), non pas du côté des Américains, « traînards de la civilisation, monopolistes, exploiteurs, comm1ss1onnaires, civilisés 29 perfectionnés et anglais » (p. 403 ), mais du côté des barbares, seuls capables d'imposer la vraie solution, solution que Cœurderoy nomme « solution de Fait, de Force, de Fatalité, de Mal, de Destruction, de Dieu » (p. 71) : Cherchez et vous trouverez. Vous trouverez au Nord un peuple entièrement déshérité, entièrement homogène, entièrement fort, entièrement impitoyable, un. peuple de soldats. Vous trouverez les Russes (p. 21), (...) force unitaire, compacte, incendiaire, sans honneur de convention, force pouvant supporter toutes pertes et tous fléaux et se renouvelant sans cesse dans le corps d'une nation qui peut et veut fournir des hommes et des ressources à l'infini {p. 52). La· ba~aille décisive ne sera pas livrée entre les classes ou les. partis, ainsi que se l'imagine l' « Occident boutiquier », mais entre les nations civilisées, donc moribondes, et les peuples barbares auxquels il .appartient d'écrire à neuf l'histoire de l'humanité : La vieille politique, les vieùx partis, les vieux inté- · rêts, !'Autocratie, la Démocratie ne ·sont plus que des mots. Immobilisme ou Révolution ; les ·sociétés ont à choisir entre ces deux termes du problème social. Et l'Immobilisme, c'est l'Occident, la Civilisation, tout ce qui est déjà, tout ce que nous connaissons, tout ce qui ne nous suffit plus. Tandis que la •Révolution:, c'est tout ce qui n'est pas civilisé, tout ce qui reste encore à faire, tout ce qui n'a pas accompli sa desti- · 29. - Ce terme a toujours un sens péjoratif chez Cœurderoy, comme d'ailleurs chez Fourier.

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