K. PAPAIOANNOU nique, et ainsi le tsar devient omniprésent en Europe 24 • » Nul mieux qu'Alexandre Herzen n'a décrit l'ambiance apocalyptique de Gotzendi:immerung dans laquelle la génération de 1848 prit conscience de l'effroyable proximité de la Russie : L'Europe touche à un cataclysme terrible. Le monde du Moyen Age finit; le monde féodal se meurt. Les révolutions politiques et religieuses s'affaissent sous le poids de leur impuissance ( ...). Le vertige s'empare de tout le monde. On est inquiet, agité ; on se demande si l'Europe, ce vieux Protée, cet organisme usé, pourra trouver encore assez de force pour opérer sa régénération ( ...). Oui, l'Europe pourra-t-elle changer son sang atrophié ? L'Europe rentre dans la nuit morne et épaisse qui doit précéder l'aube d'une lutte décisive. Ce n'est plus une existence, c'est une attente, une anxiété. Tout est renversé (...). Au milieu de ce chaos, de cette agonie en démence, de cet enfantement douloureux, au milieu de ce monde qui s'écroule putréfié autour d'un berceau, les regards se dirigent ·involontairement vers l'Orient. Pareil à une montagne sombre qui se dégage du brouillard, on y distingue un empire menaçant, hostile; on dirait même qu'il s'avance comme une avalanche, ou comme un héritier impatient, prêt à accélérer la lenteur des derniers moments du moribond. Cet Empire, inconnu il y a deux siècles, s'est tout à coup présenté grossièrement et, sans invitation, sans droit, il est venu s'asseoir, le verbe haut, au concile des souverains de l'Europe, en réclamant sa part du butin à la conquête duquel il n'avait nullement contribué ( ...). L'Europe vit avec stupéfaction la fuite de Napoléon, les nuées de Cosaques volant à sa poursuite, les · armées russes s'acheminant vers Paris, et jetant sur leur chemin, à l'Allemagne, l'aumône de son indépendance nationale. Vampire monstrueux, il ne semble exister que pour guetter les fautes des peuples et des rois. Hier nous l'avons vu presque écraser l'Autriche en l'aidant contre la Hongrie, demain nous le verrons proclamer la marche de Brandebourg province de l'Empire russe, pour donner appui au roi de Berlin 26 • En ce temps-là, il n'était pas question de rideau de fer ni d' « espionnage capitaliste ». Le « roi de Berlin » ne s'abritait pas derrière un mur fait de blocs de béton et couronné de barbelés ; sa police ne s'était pas mise en devoir d'ouvrir derrière les frontières un absurde no man's land, évacuant de force des immeubles entiers et installant des mira~ors tout au long des 1.380 kilomètres qui séparent la Baltique de la Bavière. Mais le mystère dont s'enveloppait l'Empire n'était pas moins épais qu'aujourd'hui. 24. Marx : Le Mouvement révolulionnaire, 1" Janv. 1849; VI, 149. 25. A. Herzen : Le Peuple ruue et le aocialiame 1851 (en français). Aujourd'hui, la marche de Brandebourg rst devenue province ru11e. Quant ou roi de Berlin ... Biblioteca Gino Bianco 51 Le« mystère russe» DÈs 1607, le voyageur Margeret constatait « la dextérité des Russes à cacher et à taire les affaires de leur Etat ( ...). C'est la nation la plus défiante et la plus soupçonneuse du monde. La Russie n'est pas un pays libre, auquel on puisse entrer pour apprendre la langue, s'informer de telle ou telle chose, puis en sortir, car, outre ce qu'il est fermé, toutes choses y sont si secrètes qu'il est fort difficile d'apprendre la vérité d'une chose si on ne l'a vue de ses propres yeux ... ». On sait combien Custine était scandalisé par ce culte du mystère que tant d'esprits distingués tiendront par la suite pour un trait distinctif du « socialisme ». En Russie, disait-il, « le souverain modifie selon son bon plaisir les annales du pays et dispense chaque jour à son peuple les vérités historiques qui s'accordent avec la fiction du moment ». Que penserait-il de l'historiographie « marxisteléniniste » ? En Russie, disait encore Custine, « la connaissance des chiffres est un privilège de la police ». Que dirait-il du régime qui a transformé en secret militaire les statistiques du niveau de vie et des salaires ? Si la publication en 19 56 d'un premier recueil de statistiques, partielles et absolument en dessous des normes occidentales, fut saluée comme un événement historique, il fallut attendre encore deux ans l'édition, à tirage limité d'ailleurs, de l'annuaire du téléphone pour- Moscou : auparavant, des renseignements de cet ordre étaient censés constituer des secrets d'Etat ... D'immenses « progrès », on le voit, ont été accomplis depuis le temps du « tsar de fer », lequel - selon le mot d'Eugénie Guinzbourg - risque de paraître comme un « libéral pourri » par rapport à l' « homme d'acier » et à ses épigones. Mais il faut croire que les contemporains de Marx avaient les nerfs autrement moins solides que nous, du moins en ce qui concerne l'accoutumance au « mystère » et l'acceptation de la mystification. Aussi bien, les cris d'indignation que leur arracha le système russe d'autosanctification par la tromperie méritent d'être rappelés, au lendemain de l'année jubilaire. La Russie, écrivait Michelet en 1851, « trompe et ment : c'est une fantasmagorie, un mirage, c'est l'empire de l'illusion, un crescendo de mensonges, de faux-semblants, d'illusions 26 » ; « c'est un Janus, un Protée~ un masque chan26. Légende, démocratiques du Nord. 1851. pp. 36 el 41.
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