Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

48 ment le même sort 10 • » D'autres commençaient à voir dans l'Amérique la seule puissance capable de contrebalancer l'impérialisme russe. Tel était le point de vue de l'auteur anonyme d'un essai sur La Russie considérée au point de vue européen, publié à Paris en 1851. 11 • Tel sera aussi l'espoir de Marx en 1853 12 • Seul Cobden semble avoir été attentif à ce · qui se passait sur l'autre rive de l'Atlantique. Pour lui, la puissance résidait dans l'industrie plutôt que dans les armées ; c'est pourquoi il trouvait l'Amérique beaucoup plus dangereuse que la Russie : C'est à l'étude de l'industrie, de l'économie et de la politique pacifique de l'Amérique et non au ·développement de la Russie que nos hommes d'Etat, de quelque parti qu'ils soient, devraient consacrer tous leurs soins ; car c'est par elles, et non à cause des efforts d'une force barbare, que la puissance et la grandeur de l'Angleterre sont en passe d'être supplantées ; oui, c'est par suite de la compétition victorieuse de l'Amérique· que nous n'occuperons plus que la seconde place au rang des nations 13 • Il ·n'est pas difficile de comprendre pourquoi l'avertissement de Cobden resta sans écho. Ce dont il s'agissait avant tout pour l'Angleterre, en 1835, ce n'était pas de préparer sa riposte au futur « défi » américain, mais d'arrêter l'expansion russe dans les Balkans, d'annuler le traité d'Unkiar-Skelessi (1833) qui avait livré l'Empire ottoman au protectorat de la Russie et · ouvrait à cette dernière la porte de ·la Méditerranée. La question d'Orient .ON SAVAIT que Paul 1er avait projeté en 1805 une invasion rus_seen· Inde ; la rivalité anglo-russe avait déjà, à plusieurs reprises, ensanglanté l'Asie centrale, à Khiva, en Iran, en Afghanistan ; d'autre part, la flotte de la grande Catherine avait déjà pénétré dans la Méditerranée, où elle avait écrasé la flotte turque. L'insurrection grecque, qui avait· sonné le glas de la Sainte-Alliance, avait aussi révélé la décrépitude de l'Empire ·du Grand Turc ; à Londres, on commençait à déplorer le« fâcheux incident » de ·Navarin que Metternich traitait ouvertement. d' « épouvantable catastrophe »·. Enfin les armées russes avaient occupé Constantinople - le· fabuleux Tsargrad, le Saint-Graal de la Sainte Russie. C'était là, sur les rives du Bosph<?re,devant les portes de Constantinople, 10. Cité par Ch. Corbet, op. cit., p. 317. 11. Ibid., p. 274. 12. W, IX, 236. •· 13. Cobden : Russia : A Cure for Russophobia, 1835. Nous verrons quelle fut la réponse de Marx à cette thèse si • marxiste • de Cobden~ Bibl.ioteca Gino Bia.nco DÉBATS ET REC#ERCHES à Varna et à Selymbria, à Kars et à Erzeroum, et non à Washington ou à Detroit, que se jouait le destin· du monde, tel du moins que le comprenait la diplomatie anglaise, en accord sur ce point avec la plupart des chancelleries , europeennes. Chateaubriand est. l'un des· rares Européens qui aient conservé la tête froide au milieu de l'hystérie· russophobe. L'ardent philhellène ne se laissait nullement impressionner par · les « frayeurs feintes ou vraies » de l'Angleterre et de l'Autriche 14 , lesquelles demandaient alors à la France de devenir· le« chevalier ·des Turcs » contre les Russes. Il lui importait peu de savoir que l'Angleterre craignait de voir la : Russie s'emparer de la traite du· Levant et devenir puissance maritime : « Est-il donc si nécessaire que la Grande-Bretagne reste en posses·sion du monopole des mers, que nous · répandions le sang français pour conserver le sceptre de l'océan aux destructeurs de nos colonies, de nos flottes et de notre commerce ? » Quant à l'Autriche, « un revirement brusqùe de politique lui coûte peu . : du consentement de la Russie, elle se saisirait de la Bosnie et. de la Serbie [c'est ce qui s'est passé en 1876] en nous laissant la satisfaction de nous évertuer pour Mahmoud (...), · pour conserver dans •la plus belle partie du·monde [la Grèce et l'Ionie] la peste et la barbarie attachées à l'Empire ottoman ». · Depuis le temps de son Mémoire sur la Grèce, il était arrivé aux · conclusions suivantes en ce qui concerne la question d'Orient : 1 ° Comparer le partage de la Turquie au partage de la Pologne est une absurdité. 2" Considérer la Turquie telle qu'elle était au règne de François 1er, comme une puissance utile à notre politique, c'est retrancher trois siècles d'histoire. 3 ° Prétendre civiliser la Turquie en lui. donnant des bateaux à vapeur et des chemins de fer, en disciplinant .ses armées, en lui apprenant à manœuvrer ses flottes,· ce n'est pas étendre la civilisation en Orient, c'est introduire la barbarie en Occident (...). On dit que le sultan a fait des pas vers la civilisation : est-ce parce qu'il a essayé, à l'aide de quelques renégats français, de quelques officiers anglais et autrichiens, de soumettre ses hordes fanatiques à des exercices réguliers? Et depuis quand l'apprentissage machinal des armes est-il la civilisation? ( ...) Vous ne voulez pas planter la Croix sur Sainte-Sophie : continuez de discipliner les hordes de Turcs, d'Albanais, de Nègres et d'Arabes, et peut-être le Croissant brillera sur le dôme de Saint-Pierre 1:1... .,, 14. Pour ce qui suit," cf. Mémoires d'outre-tombe, Livre XXX, chap. 12-13 (Pléiade, II, 260-82). 15. Comment ne pas évoquer les fanfaronnades de tel ministre de Nasser appelant de ses vœux (en 1960) le Jour où • les cavaliers de Dieu auront piétiné l'église Saint-Pferre de Rome et la cathédrale Notre-Dame de Paris •··· Cf. La Revanche de l'Islam, Le Caire 1960 · (Contrat social, maijuin 1962). · ·

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