Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

' K. PAPAIOANNOU sion slave, l'Allemagne devait réaliser son unité. En France, on commentait la phrase de Napoléon : « L'Europe sera républicaine ou cosaque » (aujourd'hui, selon le mot de Raymond Aron, elle est devenue « à moitié républicaine et à moitié cosaque » ... ) ; on relisait dans Lesur (Des progrès de la puissance russe depuis son origine ;usqu' au commencement du XIXe siècle, Paris 1812) les plans machiavéliques que la propagande polonaise et napoléonienne avait attribués au pseudo-testament de -Pierre le Grand - plans qui prévoyaient, entre autres choses, l'épuisement de l'OccideQt dans une « guerre à mort » destinée à permettre aux troupes russes d'envahir l'Europe dont ils massacreraient « une partie des habitants, emmèneraient l'autre en esclavage pour repeupler les déserts de Sibérie et mettraient le reste hors d'état de secouer le joug »... Enfin, on commençait à s'habituer à l'idée de la fin imminente de l'hégémonie , europeenne. La Russie et l'Amérique DÈS 1790, le baron Melchior Grimm l'avait annoncée dans une lettre à la grande Catherine : « Deux Empires partageront tous les avantages de la civilisation, de la puissânce, du génie, des lettres, des arts et de l'industrie : la Russie, du côté de l'Orient, et l'Amérique, devenue libre de nos jours, du côté de l'Occident ; nous autres, peuples du milieu, nous serons trop dégradés, trop avilis pour savoir autrement que par une vague et stupide tradition ce que nous avons été 5 • » De même Hegel, qui aimait à citer le mot de Napoléon : « Cette vieille Europe m'ennuie », voyait le Weltgeist émigrer en Amérique, « pays de l'avenir » qui « constituera bientôt le centre de gravité de l'histoire universelle ». En même temps, il écrivait, en 1821, à son disciple russe Yxküll : Vous avez le bonheur d'avoir une patrie qui conquiert une place importante dans l'histoire universelle, et qui, à n'en pas douter, a une destination encore plus haute. Il semblerait que les autres Etats modernes ont déjà atteint plus ou moins le but de leur développement ; que plusieurs d'entre eux ont, peut-être, derrière eux le point culminant de ce dé\ eloppement et qu'ils sont entrés dans un état stationnaire, alors que la Russie, au contraire, est peut-être déjà la puissance la plus forte parmi celles qui subsistent, et porte en son sein une énorme possibilité de développement de sa nature intensive 8 • Quatorze ans plus tard (1835), à la fin du premier tome de la Démocratie en Amérique, Tocqueville lançait sa prophétie : 5. Cité r,ar Denis de Rougemont : Vingt-huit aMclea ,r Europe, 196 , p. 268 . 6. Hegel : La Ral11on dan, I' lli11toirr, trad. fronç. 1966, p. 242; Brle(t, Il, 297-98. Biblioteca Gino Bianco 47 Il y a aujourd'hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s'avancer vers le même but : ce sont les Russes et les AngloAméricains. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu'a tracées la nature, et n'avoir plus qu'à conserver ; mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n'avancent qu'avec mille efforts ; eux seuls marchent d'un pas aisé et rapide dans une carrière dont l'œil ne saurait encore apercevoir la borne. Pour atteindre son but, le premier s'en repose sur l'intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus. Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L'un a pour principal moyen d'action la .libeni ; l'autre, la servitude. Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d'eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un j,"ur dans ses mains les destinées de la moitié du monde. Quelques années plus tard, on supputait déjà les chances de voir l'Europe constituer une troisième force entre les deux Etats-continents. Ainsi Ernest Charrière affirmait, dans son ouvrage en deux volumes : Considérations sur l'avenir de l'Europe ( 1841) : « Chaque jour démontrera davantage la nécessité pour l'Europe occidentale de se grouper autour de la France dans une unité puissante, pressée, comme elle est, entre ces deux grandes réalisations : la Russie d'une part, et de l'autre la démocratie américaine, qui se pose devant elle pardelà l'océan 7 • » On retrouve le même thème chez les slavophiles russes. « Dans toute l'humanité civilisée, disait le jeune Kireievski, deux peuples seulement ne partagent point l'engourdissement général : ce sont les Etats-Unis d'Amérique et notre patrie 8 • » L' « Occidental » Herzen était du même avis, ainsi que l'atteste sa lettre à Charles Lytton 9 • Il va de soi que pour la quasi-totalité des Européens la menace militaire russe était infiniment plus redoutable que le « défi américain ». D'aucuns pensaient déjà à l'Amérique comme à un ultime lieu de refuge. « Quand le colosse russe aura un pied aux Dardanelles, un autre sur le Sund, écrivait Thiers, le vieux monde sera esclave, la liberté aura fui en Amé- . . , . . . nque : ces tristes prev1s1ons seront un Jour cruellement réalisées car l'Europe, maladroitement divisée, comme les villes de la Grèce devant les rois de Macédoine, aura probable7. Cité par Charles Corbet : L'Opinio11 française face d l'inconnue russe, Paris 1967, p. 180. 8. Cité par D. Tzchlzewsklj el D. Groh : Europa und Ruaaland, Darmstudt 1959. 9. Œuvres compMles, VI, 563.

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