/. Débats et recherches L'OCCIDENT ET IA RUSSIE par Kostas Papaioannou I Introduction à la russophobie de Marx ON CONNAIT par les Mémoires du comte de Ségur l'effroi qui s'empara de Napoléon au cours des nuits de septembre 1812, lorsque, pour la première fois, il se rendit compte de l'immensité russe : « Quels hommes ! (...) Ils ont fait cela volontairement. ( ... ) Quel fanatisme dans leur décision ! ( ...) Ce sont des Scythes. » A SainteHélène, il dira : « La Russie, c'est la puissance qui, à grands pas et avec la plus grande assurance, s'avance vers la domination du monde ( ... ). On se souviendra de moi, lorsque les barbares russes se seron~ emparés de l'Europe. On pleurera mon absence avec des larmes de sang »... Mêlé de fascination, aiguillonné par l'ignorance, cet effroi ne quittera plus l'Europe. C'en était fini des mirages aussi cocasses qu'affligeants dont s'enchantaient les philosophes des Lumières transformés en champions des souverains ·autocrates de toutes les Russies 1 • Bien entendu, il y avait encore quelques Européens pour admirer l'Empire tout-puissant et inébranlable. Ainsi Owen et Considerant avaient songé à invoquer son aide pour réaliser leurs plans, et Cobden, qui avait publié en· 1835 un essai intitulé : Russia : A Cure for Russophobia, célébrait encore en 1838 la Russie comme un exemple d'Etat dynamique et novateur. Plus nombreux étaient ces admirateurs de l' « ordre russe » dont Victor Hugo disait avec indignation que, « chaque fois que nous prononçons les mots démocratie, liberté, humanité, progrès, ils se couchent à plat ventre avec terreur et se collent l'oreille contre terre pour écouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon russe 2 ». 1. Cf. l'ouvrage d'Albert Lortholary : Les Philosophes du XVIII• siècle et la Russie, Paris 1948. Biblioteca Gino Bianco .,,..,,, Marx, qui connaissait ce mot de Victor Hugo (cité dans les Werke, XVI, 204), ne pouvait pas prévoir que les amis de l'ordre russe ressusciteraient un siècle plus tard, travestis en farouches gardiens de l'orthodoxie « marxiste », et que les « marxistes-léninistes » d'Ulbricht, les « natoliniens » polonais ou les « kadaristes » hongrois réclameraient le ·canon, ou plus exactement les tanks russes, dès qu'ils entendraient parler de démocratie et de liberté. C'est à des gens de même espèce que l'on doit le refrain qu'on fredonnait à Paris en 1815 : Vive Alexandre, Vive le roi des rois ! Sans rien prétendre, Il nous donne des lois... Pour Marx, cette chanson était le symbole par excellence de la déchéance 8 • Il y aurait peut-être vu un héroïque chant de résistance s'il avait pu prévoir les hymnes futurs à la gloire du « père des peuples »... Quoi qu'il en soit, la plupart de ses contemporains regardaient avec une épouvante grandissante les progrès de cette « effroyable puissance » qui semblait sur le point d'engloutir l'Europe. Le martyre de la Pologne avait dressé toute l'Europe libérale contre le despotisme moscovite. En Angleterre, Urquhart multipliait ses prédictions sinistres sur le triomphe de la . Russie en Asie et dans les pays sous domination turque 4 • En Allemagne, à la Diète du grand-duché de Bade, le radical Hecker déclarait en' 1846 que, pour résister à l'expan2. Discours à l'Assemblée législative, 17 juil. 1851, reproduit dans Les Chdtiments (éd. Lernerre, p. 376). 3. Il la cite dans Herr Vogt, 1860; W, XIV,· 509. · 4. David Urquhart : Progrès et position actuelle de la Russie en Orient, trad. franc. 1836. Cf. John Howes Gleason: The Genesis of Russophobia in Great Britain, Harvard Univ. Press, 1951.
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