22 vie des « bûcherons » des forêts du GrandNord. Quant aux témoignages occasionnels des évadés et des réfugiés, on les récusait comme suspects de partialité ou, au mieux, d'exagération. MÊME s'il existait un moyen pour jauger objectivement les souffrances humaines d'hier et d'aujourd'hui, il y a quelque chose d'à la fois monstrùeux et absurde dans la justification des maux d'aujourd'hui par la comparaison à ceux d'hier. De telles comparaisons sont pires qu'inutiles dans la mesure où elles nous font oublier que pour l'homme tout choix porte nécessairement sur des possibilités dans le présent. Aux malheurs d'hier, nous ne pou- . vons rien. Les comparaisons avec le passé, les tentatives pour tirer de ces confrontations des leçons applicables de nos jours mènent parfois fort loin - par exemple à l'acceptation du dogme de la responsabilité collective sous sa forme la plus pernicieuse. Tenir l'ensemble des membres d'une collectivité pour responsables des actes de certains d'entre eux, voilà qui est déjà inadmissible, à moins qu'ils aient tous eu connaissance de ces actes, et qu'ils aient été en mesure de les empêcher ou au moins de les condamner. Mais l'inadmissible devient proprement monstrueux lorsqu'on tient la génération actuelle pour responsab_ledes péchés d'omission et de commission de ses ancêtres - forme de cruauté dont l'histoire n'a pas -fini de nous fournir des exemples. L'idée même de responsabilité collective se retourne contre ceux qui s'en réclament. Légitimer la terreur contre les juifs par celle dont leurs ancêtres auraient usé contre les ancêtres des terroristes d'aujourd'hui, c'est admettre que demain, les descendants des victimes d' aujourd'hui s'en prennent aux descendants des terroristes. Le cycle de la haine et du sang serait sans fin. Il est des terroristes irlandais qui se vengent toujours sur les Anglais des crimes de Cromwell. Attitude incompréhensible, mais non moi~s fondée que ne le serait une apologie des . BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL excès de Cromwell rappelant que les Irlandais livrés au massacre descendaient eux-mêmes de conquérants qui avaient exterminé la population indigène de l'île. Bien des complications tiennent aujourd'hui au pesant héritage des querelles du passé. Il en est ainsi pour le problème israélo-arabe comme pour !'Extrême-Orient et l'Europe centrale. La sagesse exigerait qu'on mette fin par une sorte de prescription aux efforts pour instaurer ou rétablir la justice historique absolue, et qu'à leur place il ne soit plus question que de poursuivre pacifiquement des avantages limités. La justice absolue n'est pas de ce monde. Jamais les crimes commis par Hitler - et pas seulement par Hitler - contre les juifs européens ne seront expiés ni réparés ; la seule bonne raison pour s'en souvenir, c'est de mieux se garder de toute pensée, de tout acte qui mène dans la direction d'une barbarie semblable. Vu sous cet angle, un bilan de la révolution d'Octobre - comme de toute autre révolution - doit tenir compte en premier lieu des autres possibilités qui eussent pu être envisagées, des autres choix qui auraient pu être faits. Les méfaits d'Ivan le Terrible, la lâcheté et la faiblesse de Nicolas II n'atténuent en rien ce qu'ont fait Lénine et Trotski et Staline. Les purges, la terreur - tout ce qui relève de l'emploi illimité de la force - ne peuvent se justifier que si leurs auteurs n'avaient pas d'autre choix. Ce fut le cas, pour certaines phases de certaines opérations ; mais dans l'ensemble, tous les tournants décisifs dans l'histoire de l'Union soviétique - depuis la dissolution par la force de l'Assemblée constituante jusqu'à la collectivisation par la force de l'agriculture, les procès de Moscou, le pacte Hitler-Staline, la guerre froide contre les Etats-Unis et l'Occident - eussent pu être évités sans mettre en cause les principes. Il reste un fait incontestable : les ·travailleurs du monde démocratique se sont assuré plus de libertés et plus de bien-être que n'en ont obtenus, au prix de sacrifices incomparablement plus grands, leurs frères de Russie. SIDNEY HooK. (Traduit de l'anglais) ,
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