Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

20 Mais la somme de tous ces coûts d'une industrialisation toujours plus ample ne compte pour rien si on les .compare aux excès politiques. La guerre civile menée par le pouvoir contre la population a fait des millions de victimes - mais l'industrialisation n'y est rigoureusement pour rien. Bien au contraire : la répression n'a cessé de gêner le progrès industriel. Il s'est trouvé en Occident des thuriféraires du régime - notamment Sidney et Béatrice Webb - pour prétendre que la terreur était indispensable au fonctionnement comme au développement de l'industrie ·soviétique, qu'il fallait forcer les travailleurs russes à accepter l'économie moderne. De telles vues vont à l'encontre de toute conception démocratique du marxisme et renversent purement et simplement les vérit,és élémentaires sur les conditians du progrès industriel. Pendant les années où sévissait l'épuration, des centaines de milliers d'êtres humains furent expédiés dans les camps de la mort pour « sabotage industriel ». De toute évidence, le régime avait décidé d'assimiler la moindre erreur dans le travail à un crime contre la chose publique - autrement dit, à la trahison. Dès lors - comme on l'a confirmé par la suite - il ne se ·trouvait pratiquement plus personne pour prendre sur les lieux du travail la moindre initiative, pour courir le risque de préconiser quoi que ce soit de nouveau. La circonspection était de règle pour la quasi-totalité des cadres, chacun se contentant de marquer le pas, de se réfugier dernière une montagne de pape- . ' . rasses pour « se couvrtr » a tout prix, pour faire partager par d'autres (non moins prudents que lui) la responsabilité de toute décision. S'il est une chose qui rend la terreur politique plus sinistre encore, c'est le fait qu'elle n'avait pas la moindre justification économique : sur ce plan, ce fut le plus insensé, le plus pur des gaspillages des ressources matérielles et humaines du pays. Pour s'en convaincre,·il suffit de choisir quelques èxemples précis parmi les actes monstrueux imputables au pouvoir communiste - ou spécialement à Staline - et de se demander en quoi ils pouvaient être économiquement utiles. Admettons qu'aux procès de Moscou un inculpé ait avoué qu'il avait constitué un « groupe » chargé de saboter les machines ou de mettre du verre pilé dans le beurre ; quel effet pouvait donc avoir le châtiment de ce malheureux, sinon de ralentir le travail des· monteurs de machines ou des beurriers, lesquels prendraient plus de précautions encore pour ne pas être à leur tour accusés de sabotage... BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Qu'on passe en revue les crimes innombrables du régÎme, depuis le massacre de Katyn jusqu'au meurtre des chefs du Bund juif, Erlich et Alter (métamorphosés en agents de Hitler) -. et -qu'on se demande ce que l'industrialisation y a gagné. Parmi les « violations de la légalité socialiste » signalées par Khrouchtchev au xxe Congrès et dont Staline s'était rendu coupable (non sans la complicité de ceux qui à présent le dénonçaient), il n'en est pas une seule qui ait contribué d'une façon quelconque à la modernisation de l'Union soviétique. Dans aucun autre pays, la pratique en grand de l'assassinat politique n'a figuré parmi les moyens employés pour introduire la révolution industrielle. A LA RÉFLEXION, c'est une chose bien curieuse . que de comparer le coût de l'industrialisation dans les pays communistes avec ce qu'elle a coûté aux pays occidentaux. Il est plutôt bizarre, en effet, de confronter la révolution industrielle en Occident - enchaînement d'événements qu'aucun organe du corps social, aucune institution n'a délibérément préparés et provoqués - avec une évolution qui résulte d'un cp.oix et d'une volonté politiques. Certes, pour n'avoir pas été consciemment voulue et favorisée, la révolution industrielle n'a pas coûté moins cher aux peuples de l'Occident. Mais la responsabilité morale des sociétés intéressées est incontestablement moindre du fait qu'il s'est agi à tout moment d'un processus continu, non voulu, aux conséquences non pré- .méditées ; leur responsabilité se limite aux choix qu'elles ont pu faire entre les diverses possibilités qui se présentaient. En revanche, dans les pays communistes, l'industrialisation a ·résulté d'un choix-conscient et délibéré. On a opté pour l'industrialisation · - et •les· coûts de celle-ci - de préférence à toute autre possibilité, telle que l' ajoürnement du plan· d'ensemble, la réalisation de projets plus modestes ou encore l'adoption d'un rythme moins astreignant. Tout choix intelligible ( et abstraction faite de sa sagesse) se fait entre les voies praticables qui s'ouvrent à un moment donné dans le champ du possible. Ce choix ne trouve sa justification que dans les conséquences qu'il entraîne, par ·comparaison avec. celles qu'aurait eues telle autre ligne de conduite. Si la réalisation d'une politique exige la terreur, on ne peut justifier le choix de cette politique qu'en démontrant qu'elle .seule permet d'éviter une autre terreur, plus effroyable encore. Mais aucune·_argutie ne permet .de la

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