S. HOOK tions de tout pays sous-développé qui cherche à se moderniser et que tentent à cette fin les méthodes totalitaires. Or, pour Marx, la question ne pouvait même pas se poser : pour lui aucun pays sous-développé ne peut être prêt pour la socialisation et le seul moyen pour un tel pays d'avancer est de suivre les traces de ceux qui l'ont précédé dans cette voie et qui préfigurent son propre avenir. Dans ce contexte, la question du prix de la révolution d'Octobre acquiert une nouvelle dimension. D'aucuns pensent qu'il est tout simplement impossible de mettre en balance, selon la froide raison, les progrès réalisés et les sacrifices qu'ils ont coûtés : on ne mesure pas l'incommensurable, on ne peut faire le compte d'une telle somme de malheur. D'autres admettent la possibilité d'établir le bilan d'Octobre sur des bases rationnelles ; mais à leurs yeux ce bilan démontre - compte tenu à la fois du coût de l'industrialisation dans les autres pays et des diverses solutions de rechange écartées en cours de route par les dirigeants de !'U.R.S.S. - que la modernisation a été payée beaucoup trop cher. Mais il existe une troisième école, qui estime avoir de bonnes raisons - en dehors de tout attachement particulier à la cause communiste - pour n'admettre ni l'incommensurabilité des sacrifices ni même leur lourdeur excessive. Nous avons vu en effet que pour nombre d'observateurs, le coût de l'industrialisation de l'Union soviétique est du même ordre que celui de la r~volution industrielle en Grande-Bretagne, au Japon et en Allemagne. A l'appui de quoi ils invoquent, à grands coups de citations d'Engels et du Capital, les conditions d'existence des ouvriers anglais il y a un siècle. Mais il est un autre argument, lequel met en cause le principe même du calcul. Celui-ci serait nécessairement faussé dès lors qu'on ne fait pas entrer en ligne de compte, en regard des coûts de la révolution, ce qu'aurait coûté le maintien de l'ordre établi ou même la transformation progressive de celui-ci par la voie des réformes. Si sous un régime donné des millions d'hommes meurent de faim, et qu'en maintenant ce régime on prolonge d'autant la famine, il serait inadmissible de mettre en cause une révolution destinée à y mettre fin sous prétexte qu'elle fait des centaines de milliers de victimes. De même, on aurait tort, « historiquement », de condamner ne seraient-ce que les excès commis au nom d'une révolution sociale, alors que tant d'autres excès ont été commis autrefois au nom de la liberté et de la tolérance. Enfin, dans un certain sens, on serait en droit de ne voir Biblioteca Gino Bianco 19 dans la terreur rouge qu'une réponse à la blanche ; quand bien même celle-ci eût été moins acharnée, moins dramatique, il resterait qu'elle a duré bien plus longtemps. De quel poids sont ces arguments? Comment s'appliquent-ils à la révolution d'Octobre - ou à toute autre transformation d'un pays sous-développé par la violence, la dictature et la terreur révolutionnaires ? * * * D 'EMBLÉE on est frappé par une première confusion, si profondément ancrée qu'elle brouille toute l'argumentation. Elle consiste à traiter de la terreur du temps de Lénine et des horreurs du règne de Staline comme s'il s'agissait de phénomènes nécessairement liés à l'industrialisation et la collectivisation. On sait tout ce qu'a coûté à l'Angleterre comme à d'autres pays la révolution industrielle - les données sont claires et en quelque sorte mesurables : l'entassement des hommes, le manque d'hygiène, les maladies, la sous-alimentation, l'usure des corps, les journées longues, le travail des enfants, tant d'autres maux encore. Mais ces conditions faisaient l'objet, à l'époque même, de protestations énergiques. C'est dans les rapports des inspecteurs officiels du travail que Marx a puisé une bonne partie de la documentation qu'il a si bien su mettre en valeur. On ne tarda pas à s'employer, tant au Parlement que dans les syndicats, à améliorer ces conditions de travail et d'existence. Aussi nombre des maux dénoncés par Marx avaient-ils disparu dès avant sa mort. Dans aucun pays la révolution industrielle ne s'accompagna d'épurations, de déportations, d'exécutions en masse, ni de camps concentrant des millions de forçats. On peut noter aussi qu'une partie des « frais » de la révolution industrielle dans l'Union soviétique avaient déjà été acquittés sous le régime précédent, dont la législation sociale était à certains égards plus avancée que celle de certains pays occidentaux. Mais par suite du brassage des populations après la guerre civile, du monopole exercé par le pouvoir sur l'emploi et le logement, de l'absence de toute action syndicale libre et militante, on vit reparaître certaines des pratiques abolies, ainsi que d'autres, toutes nouvelles. Dans aucun pays la révolution industrielle ne s'accompagna de la formation de hordes de besprizorni - ces bandes d'enfants sauvages formées à la suite de la disparition de leurs parents et que j'ai pu voir moi-même à Moscou en 1929.
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