Le Contrat Social - anno XII - n. 1 - gen.-mar. 1968

18 tion que quoi qu'ils f~ssent, il serait impossible d'agir autrement, de sorte qu'ils finissent effectivement par ne plus voir les autres solutions possibles. Ainsi grandit en eux l'illusion de n'être que de modestes exécutants, chargés uniquement d'appliquer les lois inexorables du processus révolutionnaire, de hâter une évolution déjà amorcée et dont ils ne sont d'aucune manière moralement responsables, si cruelle, si sanglante qu'elle puisse être. La faille dans ce raisonnement - ou plutôt ce fétichisme de la nécessité historique - apparaît lorsqu'on constate que ceux-là mêmes qui proclament qu'il est vain de s'interroger sur le prix d'une révolution s'empressent de disputer de celui d'une guerre - et d'autant plus volontiers s'il s'agit d'une guerre qui encourt leur réprobation. Or, s'il est licite de demander si une guerre vaut les sacrifices qu'on lui fait, pourquoi la même question cesserait-elle d'être valable lorsqu'il s'agit d'une révolution ? Phénomènes historiques l'une comme l'autre, elles relèvent d'une même méthode d'analyse. D'autre part, est-ce tellement évident qu'il soit vain de se demander, en présence des malheurs et parfois des horreurs de l'existence, si c'était la peine de naître, si la vie vaut d'être vécue ? Nul ne choisit de vivre, mais· chacun peut choisir de mourir, comme de donner la vie à autrui. Il est des hommes qui pour se décharger du fardeau de l'existence décident en toute lucidité d'en finir. Plus nombreux encore sont ceux qui aux époques de troubles se refusent à mettre des enfants au monde. Quoi qu'il en soit à cet égard, il ne fait aucun doute que la question du sens de la révolution est aujourd'hui plus actuelle que jamais. Il se peut qu'en 1932, au moment où Trotski refusait de se la poser, il ne disposait pas du recul nécessaire pour mesurer dans toute leur immensité les répercussions d'Octobre. Mais si quinze années ne suffisent pas pour faire un tel bilan, il n'en est plus tout à fait de même trente-cinq ans plus tard. On n'y a d'ailleurs pas manqué, d'un côté comme de l'autre : fête ou jour de deuil, le cinquantenaire du 7 novembre n'a pas fini de faire couler de l'encre. Faisons abstraction des solennités officielles - et commençons par écarter quelques appréciations négatives. L'une d'entre elles se rattache à l'orthodoxie marxiste, ce qui ne surprendra que ceux qui connaissent mal ses prémisses et qui saisissent mal l'importance de la formulation de la question posée. Cette formulation, la voici : Pour industrialiser et moderniser l'Union soviétique BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL à la suite de la révolution d'Octobre, faUait-il que Lénine et Staline instaurent un régime totalitaire, fallait-il la terreur, avec plus ou moins de sang ? Or la réponse qu'on donne de plus en plus souvent est que les sacrifices imposés au peuple russe sont du même ordre que ceux que durent_ faire naguère, pour s'industrialiser et se moderniser, des pays comme l'Angleterre, l'Allemagne, le Japon, etc. Et -commela plupart des hommes de progrès admettent pour ainsi dire sans sourciller la nécessité de ces sacrifices dans le passé, ce serait faire preuve d'une bien étrange sensiblerie que de reprocher à l'Union soviétique et aux autres pays communistes, engagés désormais dans la même voie, leur insensibilité aux impératifs de la morale et leur emploi systématique de méthodes abrutissantes. Mais le marxiste, lui, n'admet pas que la question soit posée dans ces termes. Le vrai problème porte sur le « quand », non sur la justification. Or à l'époque moderne, le problème du « quand » n'a de sens, pour un marxiste, qu'après l'industrialisation et les transformations sociales qui l'accompagnent. La révolution politique qui marque le passage du capitalisme au socialisme présuppose un degré suffisant de développement industriel et technique, faute de quoi le socialisme n'apporterait que la socialisation de la misère. Dans la mesure où le marxiste admet l'idée d'un prix à payer pour la révolution, il ne peut s'agir pour lui que de supputer le pour et le contre de la prise et de la conservation du pouvoir. Autrement dit, ce qu'il met en balance, ce ne sont pas le prix de la révolution et les avantages de l'industrialisation, mais les avantages respectifs que présentent, pour la socialisation des moyens de production, la voie légale d'une part, la voie de la révolution de l'autre. Ce raisonnement pèche par toute une série de pétitions de principe. Il ne tient aucun .compte. de la réfutation par l'événement du vieux dogme orthodoxe selon lequel « un type de société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives que cette société est capable de contenir ». Les bolchéviks-léninistes ont su faire précisément ce dont l'impossibilité avait été démontrée par le matérialisme historique. Ce n'est pas l'industrialisation qui a ouvert la voie à la révolution, mais au contraire celle-ci à celle-là. En jetant Marx par-dessus bord, les bolchéviks-léninistes ont donné un sens à une question qui en termes marxistes n'en avait ~ucun, mais qui dans d'autres contextes était extraordinairement riche de signification. C'est cette même question qui se trouve désormais au centre des préoccupa-

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