324 les déportées tondues qui viennent de la prison de Souzdal, et pour qui « aucune des orthodoxes n'a pensé à céder un centimètre de son espace vital » lorsqu'on les met en surcharge dans le wagon·; le personnel du camp de transit, les gardiens et les déportées qui ont réussi à passer dans l'administration, et sont devenues à leur tour des bêtes féroces. La mort, la mort partout : de faim, de maladie, d'usure, de fatigue, de désespoir, par exécution pour critique ou opinions « hérétiques » à l'intérieur des camps, le travail forcé, l'amalgame avec les « droit commun ». Que citer? L'arrivée dans le camp de transit, les ravages de la sousalimentation, la dysenterie, les ulcères trophiques, l'avitaminose, le scorbut et ses suites, l'héméralopie due à l'avitaminose, la commission médicale de contrôle qui recrute pour les travaux les plus pénibles non selon l'état physique, mais selon le « degré de culpabilité », ce qui fait que des· mourants qui n'ont plus que quelques heures à vivre sont désignés pour les travaux de force... Tout cela semble un cauchemar. Il s'agit bien de camps d'extermination - aussi perfectionnés qu'ils pouvaient l'être en 1939-1940. Car pas un moment il ne faut oublier l'époque ni le lieu. « Si tu avais été coupable, disait le gardien de la Boutyrka, ils t'auraient donné bien plus de dix ans. Sais-tu combien ils en ont liquidé aujourd'hui? Soixante-dix ! Ils n'ont épargné que quelques femmes. Je n'en ai ramené que trois ... » (p. 171). * * * L'auteur a un style : celui des écrivains des années 1922-1930, qui se ressent nettement des grandes œuvres littéraires parues au lendemain de la guerre civile, .celles de Pilniak et de Babel, notamment. La traduction ne le respecte en rien. Tout ce qu'écrit Eugénie Guinzbourg devient en français d'une platitude sans défauts, et fait penser à ce qu'on a pu écrire il y a quelque soixante ans de Tolstoï : « Fautil qu'il_ soit grand, pour l'être resté à travers ses traducteurs ! » Citons au hasard : expulsée du Parti, au lieu d'exclue ; la vieille Kazan, au lieu du vieux Kazan ; l'enquête s'est conclue, au lieu de s'est terminée ; « trebovat », traduit par demander au lieu d'exiger ; « my jestoko tomilis » est traduit par nous étions exaspérées, alors que cela veut dire : nous sou/ /rions cruellemènt_ ; « prostyé parni >~ est traduit par jeunes gars ordinaires, alors qu'ils s'agit d'êtres simples. Il n'est pas de page où les traducteurs n'aient fait preuve d'une désinvolture choBiol ioujva Gi.10 Bid 1CO LE CONTRAT SOCIAL quante. Et c'est à regret qu'ici nous avons cité la traduction, dont il- aurait fallù reprendre presque chaque phrase. Une des citations les plus fréquentes que l'on trouve chez les écrivains russes du XIXe siècle est tirée du drame de Schiller La Conjuration de Fiesque : « Le Maure a fait son œuvre, le Maure peut s'en aller. » Cela devient ici : « Le négrier a accompli son devoir, le négrier peut s'en aller » (p. 245 de la traduction, pp. 290-91 de l'édition russe). Dans le même chapitre, Eugénie Guinzbourg donne le texte d'un petit poème qu'elle a composé en cellule sur Iéjov, le nabot monstrueux. Les traducteurs doivent ignorer l'existence de la roche Tarpéienne, .car le texte exact est : « La .. roche Tarpéienne, ô monstre, tu le vois, n'est pas si loin qu'on croit du Capitole », et devient pour eux : « Et que la fin - au détour du Capitole - surgit » (mêmes pages). D'autres poèmes, que cite la narratrice ou qu'elle compose, donnent souvent des variations inattendues. Parfois, les traducteurs n'ont même pas compris le texte qui leur était confié. Un « droit commun », dans le camp de transit, explique aux « politiques » la « vie heureuse » qu'elles vont trouver à Kolyma, le Klondyke soviétique, « où les mets fabuleux ... rendraient en peu de temps la vie aux moribonds. Sans parler de l'or, qu'on pouvait obtenir en échange de tabac ou de nippes. » On a bien lu : cela se trouve au haut de la p. 331 de la traduction. Or, voici--ce qu'a écrit Eugénie Guinzbourg : « Ne govoria oujè o zolote, na kotoroé mojno vymenivat tabak i barakhlo », ce qui ne peut se traduire qu 'ainsi : « Sans parler de l'or [ les déportées sont dans une région aùrifère] que l'on peut échanger contre du tabac ou des haillons. » Lorsqu'il le faut, les traducteurs sautent pardessus les difficultés, et omettent des fragments, sinon des phrases entières. Dans le seul chapitre sur « Le Djourma », Eugénie Guinzbourg, parlant des « droit commun », les définit ainsi : « Courageuses devant les faibles, faibles devant les courageuses. » Le proverbe demande réflexion, pour être traduit. Donc, on ne le traduit pas (p. 403 de l'éd. russe, p. 336 de la traduction). Plus loin, p. 404 de l'éd. russe, Eugénie Guinzbourg écrit textuellement : « Un incendie se déclara [ sur le bateau]. Les droit commun voulurent profiter de la panique pour s'échapper. On les entassa dans un coin de .cale. Comme ils se révoltaient, on les arrosa avec des lances pour l_esmater. Puis on les
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