Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

QUELQUES LIVRES elle écrit son livre, puisqu'elle a été réhabilitée et réintégrée sous le secrétariat de N. Khrouchtchev. On se demande comment elle est encore au bagne à l'époque de Khrouchtchev, c'est-àdire au minimum six années après l'accomplissement des dix années auxquelles elle avait été condamnée en 1937 ; on se demande où, quand et comment elle a été réhabilitée, et comment ont été punis, selon le vœu qu'elle émet, les responsables de sa condamnation, de sa déportation, et de toutes les horreurs qu'elle a vécues. Nous connaissons par elle les noms de ceux qui menèrent les enquêtes, de 1935 à 1937 : les sinistres Vevers, Elchin, Bikchetaev, Tsarevski, et de leurs chefs : Vychinski, Iéjov, Béria. Mais tous ceux qu'elle nomme auront été déportés ou condamnés, sinon exécutés, avant sa réhabilitation. Il est difficile de croire à une telle justice immanente, et il serait plus sage de penser que l'auteur a voulu taire un certain nombre de noms. D'autres points restent dans l'ombre. Axio- . , , /\ , ' nov, son mari, a ete arrete peu apres sa condamnation. A-t-il été déporté, exécuté ? Est-il vivant? Réhabilité ? Nous n'en savons rien. L'auteur reste muette. La note publicitaire indique qu'elle a retrouvé un de ses deux fils, !'écrivain Axionov. Qu'est devenu l'autre fils ? Et comment expliquer ce mutisme, alors que l'auteur déclare : « Dans notre parti, dans notre pays, règne de nouveau la grande vérité léniniste (... ). Dès maintenant, nous pouvons raconter ce qui a été et ce qui ne sera jamais plus » (p. 8) ? Sinon par le fait que l'ouvrage n'est toujours pas publié en U.R.S.S., où il aurait sans nul doute un grand succès... L'auteur est donc à nouveau membre du Parti. On ne saurait le lui reprocher. Nul ne refuse la carte du Parti, en U.R.S.S., ni les avantages qui s'y attachent. L'auteur les a mentionnés à plusieurs reprises. Citons encore : « ... la datcha Livadia appartenant au Comité régional ». L'ex-secrétaire régional l'avait fait construire en s'y « réservant un petit pavillon isolé ( ...). En été, les membres du secrétariat régional passaient leurs vacances à la datcha avec leur famille » (pp. 21-22). « Mon mari était encore membre du Comité central exécutif de !'U.R.S.S., et cela me donnait droit d'être logée dans une belle chambre de l'hôtel Moskva. Lors de mes fréquents voyages Moscou-Kazan, j'étais accompagnée à la gare dans les voitures de la représentation tatare de la capitale » (p. 31 ). « Astafievo ( ... ), un ancien domaine du prince Viazemski, était alors la Livadia de la capitale. Pendant les vacances d'hiver, elle se remplissait Biblioteca Gino Bianco 323 de fils de dirigeants ; les pensionnaires se divisaient en catégories d'après la marque de l'automobile mise à leur disposition. Les vacanciers pourvus de Lincolns ou de Buicks étaient les plus cotés ; les Fords étaient méprisées ... » * * * Après avoir donné une excellente analyse du mécanisme des accusations : accuser pour ce qui n'a pas été fait ( « On m'accusa pour ce que je n'avais pas fait ( ... ), je n'avais pas dénoncé ( ...), je n'avais écrit aucun compte rendu ... » ), et insérer dans les procès-verbaux d'interrogatoires des déclarations que l'accusé n'a pas faites - comme « le professeur Untel », qui devient dans le procès-verbal « le trotskiste Untel », - l'auteur constate : « Il est probable que si je devais me retrouver maintenant dans une situation politique semblable, je me repentirais » (p. 18)... Quant à moi, j'admets que j'avais choisi la ligne de défense la plus absurde, tentant de prouver à tout prix mon innocence, et me confondant en fervents témoignages de fidélité au Parti devant des sadiques ou des bureaucrates ( ...) qui ne tremblaient que pour leur peau ... (p. 30). Je ne condamne pas les camarades qui, soumis à d'insupportables tourments, ont signé tout ce qu'on leur demandait. J'ai eu simplement de la chance : l'enquête sur mon compte s'est conclue avant que les « méthodes spéciales » ne soient appliquées sur une vaste échelle (p. 91). C'est que depuis, elle a vécu près de deux années en cellule, et supporté le voyage de juillet 1937 dans le wagon de marchandises n° 7. Il faut faire effort pour l'imaginer, ce wagon de marchandises qui roule pendant un long mois et traverse toute la Sibérie. Il faut imaginer ce train entier de déportées que l'on transporte en cachette - tous les wagons portant en grosses lettres la mention « outillage spécial » - quasiment sans les nourrir, en les privant volontairement d'eau (un gobelet par jour et par personne pour tous les besoins, alors que les chiens policiers qui accompagnent les gardiens en ont « tant que leur panse peut en contenir ») ; il faut imaginer l'état de ces femmes, entassées à soixante-treize dans ce wagons sans air où, sous menace de mort, il est interdit de parler et de faire le moindre bruit aux arrêts dans les stations, afin que nul ne puisse se douter de la nature de cet « outillage spécial ». Aucune des déportées du wagon n° 7 ne succomba pendant le voyage mais plusieurs moururent pendant les quelques jours qui suivirent l'arrivée au camp de triage. On ne sait où fuir pour échapper à ce que raconte, jour après jour, Eugénie Guinzbourg :

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