Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

QUELQUES LIVRES qu,elle a toujours été dans la « ligne générale » (« En tout cas, moi, je ne m'étais jamais rangée du côté de l'opposition, je n'avais jamais eu l'ombre d'un doute sur la justesse de la ligne générale », p. 36), qu'elle n'a jamais « mal voté ». Elle appartient à cette élite du Parti qui a droit aux voyages en première classe, aux chambres confortables dans les meilleurs hôtels, etc. Ce n'est qu'après son arrestation, en 1937, qu'elle comprendra certaines choses. Donc, Eugénie Guinzbourg se trouve accusée de trotskisme, de déviationnisme, de manque de vigilance, de myopie politique, en un mot de tous les péchés dont ses chefs comme ses subordonnés, ses camarades de parti, peuvent l'accuser pour se disculper à l'avance des mêmes crimes. Torturée moralement de décembre 1934 à février 1937, courant d'une instance à l'autre sans jamais rencontrer autre chose que la servilité de ceux qui tremblent devant le « mangeur d'hommes », exclue du Parti, elle est finalement arrêtée en février, et, après cinq mois de prison, condamnée le 1er août 1937 à dix années de détention cellulaire, soit le maximum de la peine à l'époque. Il ne faudra d'ailleurs pas attendre longtemps pour que ce maximum soit porté à vingt-cinq ans, de façon que personne ne survive. Son procès a duré sept minutes, quasiment à huis clos. Les juges ont délibéré moins de deux minutes. Elle n'a eu communication que de l'acte d'accusation, signé Vychinski - qu'elle· connaît personnellement, - mais non des pièces du dossier ; elle n'a pas eu d'avocat, et la tentative qu'elle a faite de se défendre pour montrer l'inanité de l'accusation a été très mal vue de . ses Juges. Le récit de ces événements forme la première partie de l'ouvrage. Dans la seconde, l'auteur racontera son transfert à la prison de Iaroslav! dans le « wagon de Stolypine », sa détention cellulaire pendant presque deux ans, détention coupée seulement par des séjours en cachot, son voyage avec soixante-douze compagnes de malheur dans un wagon de marchan~ dises; le wagon n ° 7, dit d' « outillage spécial », de Iaroslav! jusqu'au camp de triage et de transit proche de Vladivostok, son transfert dans un camp de travail de la région de Magadan, Kolyma, d'où elle n'échappe à la mort par le froid, la faim et les mauvais traitements que par la protection d'un médecin, déporté lui aussi, qui l'envoie comme infirmière dans une maison d'enfants : La visite médicale ! Cette bonne nouvelle était sur les lhrres de tous. La « visite médicale ,. signifierait pour quelques-unes le transfert et un travail « à l'inBiblioteca Gino Bianco 321 térieur » ; pour d'autres, la maison de convalescence, et de toute manière le retour au camp d'Elguen - qui, comparé au kilomètre sept, semblait un paradis perdu - ainsi que la promesse de recevoir, pendant deux ou trois semaines, du pain et une « abondante » soupe, sans aucun travail en échange. Même pour les déportées qui devaient rester dans la forêt, le régime pénitentiaire s'améliorerait : ces visites n'avaient jamais lieu par hasard, mais seulement lorsque le pourcentage des décès dépassait la norme établie, et que l'on décidait, dans l'intérêt de la production., de nourrir un peu plus les bêtes de· somme (p. 392). Là s'arrêtent les Mémoires. Nous ne saurons plus rien de l'auteur ni de ses compagnes, sinon, au hasard des événements, que quelques survivantes ont, comme elle, été libérées, réhabilitées et réintégrées dans le Parti, après les XXe et XXIP Congrès. * * * Du début à la fin, le récit est boulever:rnnt. Eugénie Guinzbourg est certainement bon écrivain, bon observateur, un être sensible qui tient, par bien des côtés, à l'intelligentsia) celle des générations précédentes. Nourrie de la littérature russe du x1:xe siècle, elle est capable, lorsque les détenues sont totalement privées de lecture, de réciter du commencement à la fin non seulement des poésies et des nouvelles, mais, sans rien omettre, une œuvre de l'importance d'Eugène Oniéguine. Certains ont comparé son récit aux Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski. L'ouvrage n'a pas l'envergure suffisante pour soutenir cette comparaison, sinon au point de vue émotif. Malgré les déformations acquises, les jugements préconçus, les réflexes conditionnels auxquels elle ne peut échapper après sa formation dans le milieu et en tant que cadre du Parti, et dont elle est consciente ( « Puisque les habitudes démagogiques que m'a iqculquées toute une éducation sont à ce point enracinées en moi qu'elles m'empêchent de faire une critique objective de la situation du pays et du Parti ... », p. 77), malgré le sentiment qu'elle a d'appartenir avec son mari au groupe « de ceux qui possédaient la vérité sous sa forme définitive » (p. 29), elle est capable de réflexions et de jugements critiques. Elle décrira parfaitement le sadisme et l'orgueil administratif de tous les fonctionnaires, tant du Parti que du N.K.V.D. et de la direction des camps, déjà fustigés par Dostoïevski dans les Démons. Elle pourra faire un parallèle entre les trop célèbres « wagons de Stolypine » (p. 180) et le « wagon n° 7 d'outillage spécial » du gouvernement soviétique, parallèle hélas favorable au wagon - pour ne pas dire

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