I 318 respect mêlé de crainte, telle était la pose choisie par le poète et conditionnée par sa nature et les conditions sociales [de son temps] .. Mais un poète n'est pas seulement une personnalité ; il est tout d'abord un homme public. Chaque époque désigne tel ou tel individu qui en sera l'expression absolue et elle pousse au premier plan soit des êtres plus ou moins sains, soit des natures maladives. La société française de ce temps avait accumulé en elle tant d'ennui, de mépris pour la vie et en même temps un tel besoin d'apaiser ses tourments en les transfigurant sous une forme poétique, en les « sublimant », qu'un homme comme Baudelaire put s'affirmer, grâce à son grand talent, comme le très brillant représentant de cette catégorie sociale et lui donner son expression littéraire. Toutefois, au milieu du siècle dernier, la bourgeoisie n'avait pas encore suffisamment épuisé ses ressources vitales pour que Baudelaire, premier poète décadent, fût tout de suite compris par le milieu ambiant. Seuls s'inclinaient devant lui les esprits les plus raffinés. Le grand public commença par l'ignorer. Ce n'est que plus tard, quand l'esprit décadent, c'est-à-dire l'idée esthétique de la mort, du péché, du mal, de la débauche, devint le principal thème de la poésie, que Baudelaire fut proclamé l'illustre précurseur et même le fondateur du symbolisme décadent. Il faut remarquer encore qu'à l'époque de 1848, lorsque de violentes convulsions révolutionnaires ébranlèrent le monde bourgeois, Baudelaire donna l'impression de s'éveiller. De cette époque datent le Crépucule du soir, le Crépuscule du matin et le Vin des chiffonniers. De légers accents démocratiques· et quelque peu révolutionnaires commencent à se faire entendre dans ses poèm-es,mais ils seront bientôt étouffés dans un désenchantement plus ,sombre encore. La vie privée de Baudelaire était devenue infernale. Son amour, la mulâtresse Duval, était une ivrognesse éhontée qui tourmentait le poète. Sa petite fortune ne tarda pas à s'épuiser. A la fin de sa vie, Baudelaire se trouvait presque indigent. Il mourut paralytique et oublié. Les Fleurs du mal, son œuvre principale, ont été traduites en russe par IakoubovitchMelchine et Ellis ; d'autes poète~ aussi, tels que Sologoub, Viatcheslav Ivanov, etc., en ont Biblioteca Gino Biânco VARIÉTÉS donné une traduction. Cette œuvre est la quintessence de l'état d'esprit dont nous avons parlé. Contemporain des Parnassiens qui exi-, geaient une forme poétique filigranée à l'extrême, une facture rigoureuse, une stricte économie de mots, un rythme sévère, un choix d,images · et une profonde concordance des termes appropriés, Baudelaire non seulement se pliait à ces conditions, mais se révéla un des plus grands maîtres de cette forme poétique, classique en son genre. Baudelaire appartient à l'espèce des poètes-sculpteurs. Il cisèle ou forge ,ses poèmes. Ses -œuvres sont solides, chaque mot est à sa place précise. La maîtrise est ici virile. Ses poèmes exprimant d'ordinaire des idées proches du désespoir ou d'une demidémence, de la fange ou de l'ignominie d'une ,, profonde déchéance physique et morale, on pourrait croire que le contenu "est en contradiction flagrante avec. la forme. Or il n'en est rien. Comme chez Leconte de Lisle, chez Baudelaire la façon d'allier le contenu et_ la forme fait l'effet d'un constat, dressé avec retenue et la plus grande dignité, des horreurs de la vie. • 1 · Nous sommes en présence d'un poète qui sait que la vie n'est que ténèbres et ·souffran.; ces, qu'elle est compliquée et faite d'abîmes. II- n'aperçoit pas devant lui de rayon de lumière, il ne voit pas d'issue. Mais il ne désespère pas, ne verse pas dans la ·mélancolie ; au contraire, il serre pour ainsi dire son ~œur entre ses mains. Il s'efforce· de garder en tout une sorte de calme hautain ; artiste, il tend à · dominer ce qui l'entoure. Il ne pleure pas. Il entonne un chant viril et amer, justement parce qu'il ne veut p·as pleurer. Plus tard les poètes décadents perdirent complètement ·cet équilibre et cette perfection absolue de· la furme. · Baudèlaire a écrit en outre des Petits Poè~ mes en prose ( traduction russe d'Alexandrovitch, Moscou 1902, et d'Ellis, 1910), un journal intitulé Mon cœur mis à nu (traduction russe d'Ellis, Moscou 1907). Il est aussi l'auteur d'une série d'articles sur l'art plastique, où il se révèle homme de goût d'une étonnante finesse et un véritable maître de l'expression dans le domaine de la critique, et le traducteur exemplaite des romans d'Edgar Poe dont l'influence sur la littérature française fut considérable. · Aux plus beaux jours du symbolisme décadent, Baudelaire fut élevé sur le pavois et c'est tout juste si on ne le proclama pas le .plus grand poète français. Aujourd'hui cet
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