312 résoudre beaucoup mieux que le partage des · terres le problème du surpeuplement rural, - il a aussi marqué dans un sens qui lui est propre l'orientation même d:1 ?éveloppeme~t. Pour les marxistes, en effet, 11 n y a pas de différence de nature entre l'agriculture et l'industrie. Sur le modèfe de la grande industrie, le remembrement des terres, la formation d'exploitations agricoles géantes (le sovkhoze « Gigant » dans la steppe de Sal'sk, groupait dès 1929 59.000 hectares d'emblavures) : voilà le progrès ! C'est de l'industrie que le_pro~ès agricole dérive : le tracteur et le camion hier, les engrais aujourd'hui. Mais 1,5 million de tracteurs ont-il suffi à modifier les mentalités paysannes? 2. LA NATURE DE L'ÉCONOMIE PAYSANNE. , ' - La paysannerie soviétique a survecu a l'épreuve des temps difficiles - guerres et impositions - comme autrefois aux agents du recrutement et du fisc, parce que sa force, ses motivations, ses besoins s'enracinent dans la famille. C'est dans la pérennité de l'institution familiale que réside aujourd'hui comme hier la continuité de la civilisation paysanne et la vitalité du moujik. La famille est son principal souci, d'où son attachement pour le cheval et le cheptel, car l'animal est le garant. de la fertilité du sol grâce à laquellé. la survivance des siens est assurée. Il travaille sans ménager sa peine : il ne calcule pas ses heures de travail sur ses terres et, si nécessaire, il ira travailler au loin pour compléter par des gains extérieurs ce que sa ferme n'arrive pas à fournir. Cette nature familiale de l'économie paysanne a été mal comprise par les marxistes. Sans doute Lénine a-t-il montré avec raison que la communauté paysanne se désagrégeait en Russie, à la fin du XIXe siècle, sous l'effet de l'économie de marché. Par un processus de sélection naturelle les moins aptes quittaient l'agriculture ; une couche de paysans plus entreprenants et éclairés se dessinait, encouragée par l'aide des zemstvos et la réforme de Stolypine. Une petite minorité avait modernisé ses exploitations dans une orientation que l'on pourrait qualifier de « capitaliste ». Cette évolution a été brisée par la révolution. ~Jalgré la NEP, les tendances de la différenciation sociale se sont modifiées au profit de l'économie paysanne de subsistance. La famille s'est repliée sur elle-même, ayant peu à trouver au-dehors. Certains ont cherché à compenser par le louage de terres ou l'intensification de la production la chute des revenus provoquée par des terms of trade défavorables. Mais les \ BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE critères qui ont permis de distinguer parmi eux l'ennemi de classe, le koulak, paraiss.ent aujourd'hui bien discutables ou imprécis 22 • Par une assimilation simpliste de l'économie paysanne à l'économie capitaliste, le régime a surestimé le danger koulak et, par là mê~e, _ contribué en partie à le créer par sa taxat.1on et ses réquisitions arbitraires. Les conséquences de cette méprise sont durables : Les éléments les plus actifs de la paysannerie dans lesquels se capitalisait le savoir-faire de l'agriculture traditionnelle ont été éliminés. « On a coupé les ailes à la terre 23 • » D'autre part, la petite exploitation, au lieu de dis~araître petit à petit ou d'évoluer, comme ailleurs vers des formes plus rationnelles, a été crist~llisée par le statut de l'artel. La survivance précaire de l'exploitation familiale au sein même des exploitations collectives allait créer une tension permanente dont témoign~ aujourd'hui encore la faible productivité de l'agriculture collective, malgré la mécanisation. De son côté, l'économie paysanne familiale a perdu ce qui faisait une de ses forces : l'indépendance. Le chef de famille n'est plus, comme autrefois, l'unique autorité ; il travaille désormais « en dehors » de la famille comme· un ouvrier. Un ouvrier pas encore ,omme les autres : il lui a fallu attendre 1964 pour obtenir la promesse d'une retraite, et 1966 pour bénéficier d'un salaire garanti. Faut-il expliquer par la faiblesse de l'organisation paysanne cette longue attente ? 3. L'ORGANISATION DE LA PAYSANNERIE. - L'organisation de la communauté paysanne russe avait suscité la curiosité des étrangers (notamnient Haxthausen). Marx lui-même hésitait sur les chances de ce socialisme primitif. Pourtant les idées socialistes propagées par les étudiants idéalistes qui « allaient au peuple » et les -terroristes n'ont jamais reçu qu'un accueil mitigé dans les campagnes. Les survivances les plus graves du servage étaient moins les otreski et les arrérages que cette soumission passive de la paysannerie à son destin 24 • Elle a été incapable de s'exprimer autrement que par des soubresauts violents : son sens de l'organisation politique n'a. jamais 22. M. Lewin : • Who was the Soviet Kulak? • in Soviet Studies, octobre 1966, pp. 189-212. 23. Stadniouk : • Lioudi ni angeli •, Neva, n° 8, 1965, p. 37. 24. B. Kerblay : • La Réforme de 1861 et ses effets sur la vie rurale dans la province de Smolensk • in Le Statut , des paysans libérés du servage, Mouton, Paris 1963, pp. 267310.
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