Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

302 la volonté souveraine du peuple américain, appuyée sur la bravoure des milices américaines, a poussé les frontières « érigées par la nature » quelques centaines de miles plus au sud, et cela pour des raisons « géographiques, commerciales et stratégiques ». Est-ce que Bakounine reprochera aux Américains d'avoir fait une « guerre de conquête » qui· contredit si cruellement sa théorie fondée sur la «_justice » et l' « humanité», mais qui n'en a pas moins été menée dans le seul intérêt de la civilisation ? Est-ce un malheur que la merveilleuse Californie ait été arrachée à ces propres à rien de Mexicains qui ne savaient qu'en faire ? Les énergiques Yankees ont aussitôt exploité les mines d'or et accru considérablement le nombre des moyens de transport ; en quelques années, ils ont concentré sur la côte du Pacifique une population dense et un commerce florissant ; ils ont créé de grandes villes ; ils ont établi des communications par bateaux à vapeur et envisagent de lier par chemin de fer New York et San Francisco ; grâce à eux l'océan Pacifique est pour la première fois réellement" ouvert à la civilisation ; ils ont inauguré une troisième époque dans l'histoire du commerce mondial en lui donnant une nouvelle orientation. Doit-on considérer tout cela comme un malheur ? Il est probable que l' « indépendance » de quelques Californiens et Texans d'origine espagnole et que la << justice » et quelques autres principes moraux subiront ici ou là quelques_ entorses - mais que vaut tout cela devant de tels événements historiques d'importance mondiale ? On serait tenté d'objecter que dans l'annexion du Texas les intérêts des esclavagistes sudistes avaient été un facteur autrement plus décisif que l' « intérêt de la civilisation », mais Marx, qui tenait la découverte des mines californiennes pour un événement « beaucoup plus important que la révolution de Février » (VII, 220), répondrait à coup sûr que les ruses de la Raison sont aussi impénétrables que les voies de la Providence. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on lit ces propos sur l' « intérêt de la civilisation », il ne faut pas oublier que c'était là un des lieux communs de la gauche progressiste au siècle dernier. Témoin la discussion entre Bugeaud et Victor Hugo, un certain soir de 1841, dans les salons de Mmede Girardin : Le général était en grande humeur contre, l'Algérie. Il prétendait que ·cette conquête empêchait la France de parler haut à l'Europe ( ...) : qu'en outre, il était très difficile de coloniser l'Algérie ; que le sol était improductif : il avait jnspecté les terrains lui-même, et il avait constaté qu'il y avait un pied et demi de distance entre chaque tige de blé. « Comment, dit Victor Hugo, voilà ce qu'est devenu ce que l'on appelait le grenier des Romains ! Mais, en serait-il ce que vous dites, je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C'est la civilisation qui marche sur la barbarie. C'est un peuple éclairé qui va trouver un· peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c'est à nous d'illuminer le monde. Notre mission s'accomplit, je ne chante qu'hosanna 4:1··· » 43. Victor Hugo Choses vue.ç; 1830-1871. 28-29. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES On ne sait si Engels tenait les soldats du corps e~péditionnaire pour les « Grecs du monde », mais ce sont les termes mêmes de Victor Hugo qu'il emploie dans un article sur l'Algérie publié quelques mois après la reddition d'Abd el-Kader : La conquête de l'Algérie est un fait important et heureux pour le progrès de la civilisation. Si nous devons regretter la destruction de la liberté des Bédouins du désert, nous ne devons pas oublier que ces mêmes Bédouins ne sont qu'une nation de brigands. Vus de loin1 ces peuples de barbares libres paraissent fiers, nobles et glorieux, mais si vous les regardez de plus près vous verrez qu'ils sont gouvernés par la même cupidité que les nations plus civilisées. Et après tout les bourgeois modernes qui apportent avec eux la civilisation, l'industrie, l'ordre et une certaine culture éclairée, sont préférables aux seigneurs féodaux, aux bandits de grand chemin et à l'état barbare de la société qu'ils représentent -u. On retrouve le même schéma - hégélien, s'il en fût - dans les méditations de Marx sur le sens ultime et les « résultats futurs de la domination britannique en Inde ». Le système socio-économique de l'Inde, reposant sur la commune villageoise et l'union organique entre l'agriculture et l'industrie artisanale, fut désorganisé de la manière la plus atroce et la plus inhumaine par « la science britannique et l'utilisation de la machinè à· vapeur », mais en fait « la destruction de ces formes primitives stéréotypées était la condition sine qua non de l'européanisation » 45 • En outre, les horreurs qu'a entraînées la destruction de ces « myriades d'organisations sociales patriarcales et laborieuses » ne doh pas nous faife oublier que ' ' ; malgré leur aspect inoffensif, ces communautés villageoises idylliques ont toujours été le fondement le plus solide çlu despotisme oriental et qu'elles retenaient l'esprit humain dans les limites les· plus étroites en en faisant l'instrument docile de la superstition et l'esclave de la routine, en le privant de toute grandeur et de toute énergie historique. Nous ne devons point oublier l'égoïsme de ces barbares qui, s'accrochant à leurs misérables lopins de terre, regardaient tranquillement la ruine des empires la perpétration de cruautés sans nom, le massacre de la population des grandes villes, n'y prêtant pas plus d'attention qu'aux calamités naturelles, s'offrant euxmêmes en proie facile à tout envahisseur qui daigna les remarquer. Nous ne devons pas oublier que cette vie stagnante, végétative, indigne, que ce genre d'existence passif, suscitait, par contrecoup, des forces de destruction sauvages et aveugles et faisait du meurtre lui-même un rite religieux. Nous ne ·devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque , . 44. Engels : ru:ticle. sur l'Algérie dans le journal chartiste Northern Star, Janvier 1848. Cet article ayant été censuré dans l'édition Dietz des Œuvres prétendument complètes de Marx-Engels, nous renvoyons à la Marx-Engels Gesamtausgabe (Mega) de Riazanov, I, 6, p. 387. 45. Lettre à Engels du 14 juin 1853. •

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