Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

K. PAPAIOANNOU par le marché mondial. Comme le monde est rond, cette mission semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l'Australie et l'ouverture du Japon et de la Chine. Pour nous, la question difficile est celle-ci : sur le continent [européen], la révolution est imminente (sic) et prendra tout de suite un caractère socialiste ; mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin, puisque, sur un terrain beaucoup plus grand, le mouvement de la société bourgeoise est encore da_nssa phase ascendante ? Engels a laissé cette question sans réponse, ce qui ne signifie pas qu'elle a cessé de le préoccuper. Vingt-quatre ans plus tard, dans une lettre à Kautsky datée du 12 septembre 1882, il revient sur le sujet : Une fois l'Europe organisée [sur une base socialiste], ainsi que l'Amérique du Nord, cela donnera une si forte impulsion et un tel exemple que les pays à demi civilisés (sic) suivront d'eux-mêmes notre sillage ; rien que les besoins économiques y pourvoiront déjà. Les phases sociales et économiques que ces pays auront à franchir ensuite, avant d'atteindre à leur tour l'organisation socialiste, ne peuvent, selon moi, que faire l'objet d'hypothèses assez oiseuses. Une chose est sûrt : le prolétariat victorieux ne peut imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans compromettre sa propre victoire. Bien entendu, cela n'exclut nullement les guerres défensives de divers genres... Nous verrons plus loin quels étaient les « demi-civilisés » que vise la phrase sur les guerres défensives. Ce qu'il importe de souligner une fois de plus, c'est la manière exclusivement européocentrique ou plutôt « atlantique » dont Marx et Engels concevaient l'histoire « vraiment » universelle. Dans leur optique, c'est l'Occident industriel et « civilisé » qui détient pour ainsi dire le monopole de l'initiative historique ; pour les autres (les neuf dixièmes de la population mondiale ...), il n'existe qu'une seule alternative : se mettre dans le sillage de l'Occident ou devenir l'objet de guerres défensives « de divers genres ». Et l'on comprend dès lors les accents dithyrambiques avec lesquels le Manifeste loue la bourgeoisie d'avoir « assujetti la campagne à la ville, les pays barbares et semi-barbares aux pays civilisés, les peuples paysans aux peuples ~ourgeois l'Orient à l'Occident ». On est loin de la vi~ion maoïste et « tricontinentale » de l'encerclement de la ville mondiale capitaliste par la campagne mondiale anticapitaliste ... Ayant étendu à l' « Orient », c'est-à-dire à tous les peuples non occidentaux, la profonde aversion que leur inspirait le paysannat - classe représentant « la barbarie à l'intérieur de la civilisation », - Marx et Engels n'ont aucun mal à identifier la domination économico-militaire de l'Occident avec le triomphe de la « civilisation » sur la « barbarie orienBiblioteca Gino Bianco 301 tale ». Ici, l'irénisme internationaliste des œuvres de jeunesse s'évanouit devant une apologie très hégélienne de la violence impérialiste en tant qu'instrument du « progrès » et de la « civilisation ». Apologie de l'impérialisme C'EST AINSI qu'Engels a salué avec une Joie non dissimulée la victoire des Américains sur les Mexicains lors de la guerre de 1846-48 : Nous avons assisté à la conquête du Mexique et nous nous en réjouissons, car c'est un progrès que ce pays, fermé sur lui-même, déchiré par les guerres civiles et s'interdisant toute évolution, soit violemment jeté dans le mouvement historique. C'est pour son propre intérêt qu'il doit subir la tutelle que les EtatsUnis exerceront sur lui dans l'avenir. De même, en s'assurant la domination sur l'océan Pacifique par la possession [ = annexion] de la Californie, les EtatsUnis ont agi dans l'intérêt de tout le continent américain 11 • Une année plus tard, Engels revient sur le même sujet pour se livrer à une violente diatribe contre les moralisateurs qui jugent de la politique internationale au nom de principes abstraits, sans tenir compte « des degrés de civilisation si différents d'où découlent les différents besoins politiques de chaque nation », en pensant que « le mot de liberté suffit à tout » 42 • Comme exemple particulièrement absurde de ce moralisme abstrait, Engels cite le début d'une brochure de Bakounine : « Plus de guerres de conquête ! A bas les frontières artificielles élevées par la violence dans les congrès des despotes, suivant des nécessités prétendument historiques, géographiques, commerciales et stratégiques ! Il ne doit plus y avoir d'autres frontières que celles qui sont érigées par la nature, des frontières tracées dans un sens de justice et de démocratie, que la volonté souveraine des nations elles-mêmes a établies en se basant sur les particularités nationales. » Ce programme, qu'on serait tenté d'appeler wilsonien-léniniste, apparaît à Engels le comble de l'absurdité. C'est, dit-il, une « abstraction fantastique de la réalité des faits » qui ne voit, dans la réalité telle qu'elle est façonnée par l'histoire, qu'une « chose absolument condamnable », qu'un « produit arbitraire des congrès des despotes et de la diplomatie ». Or « tous ces beaux rêves et ces vœux pieux s'effondrent devant la réalité d'airain » telle qu'elle est illustrée par la guerre du Texas où ... 41. Engels : Les Mouvemenl!i de l'année /847, janvier 1848; IV, 501. 42. Engels : Le Pa11.davi."mc démocrat,'que 1849; VI, 271-73. .

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