Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

300 relie » ne représentàient pour lui que la phase de la « stupidité primitive » et se situaient hors de la sphère où « commence le véritable développement historique » 31 • Dans la mentalité archaïque, dans la mythologie en général, il n'a . ~ . . ., ., vu n1 une sagesse poet1que, n1 une pensee prelogique, ni une pensée sauvage, mais une simple compensation illusoire à l'impuissance technique de l'humanité préindustrielle. Comme Hegel, il croyait que l'histoire est celle de la lente émergence de l'individu_ s'émancipant de la nature et affirmant peu à peu sa liberté face à la collectivité : c'est pourquoi il professait le plus franc mépris à l'égard des « civilisations de la vieille Asie », caractérisées par « l'immaturité de l'individu qui n'a pas encore coupé le cordon ombilical qui le relie à la communauté » 32 • D'ailleurs toutes les civilisations de l'Antiquité (sauf l'hellénique) ne représentaient pour lui que le stade de l' « enfance de l'humanité » - mais une « enfance » défigurée par la « précocité » (les Egyptiens, les Chinois ...) ou la « mauvaise éducation » (les Assyriens, les Aztèques ...) 33 • Aussi bien, Marx a ignoré les frissons romantiques devant la sagesse orientale. Dans l'hindouisme, il n'a vu qu'un « culte bestial de la nature dont la dégradation se manifeste en ceci que l'homme, le souverain de la nature, tombe à genoux pour adorer Khanouman, le singe, et Sabbala, la vache » 34 • De même, l'admiration qu'il portait à Leibniz ne l'a nullement incité à adopter les vues de l'auteur des Novissima Sinica et à traiter la Chine autrement que comme une « demi-civilisation pourrissante » (XII, 210). C'est avec stupeur et indignation qu'il parle de cet « Empire géant, dont la population constitue presque un tiers de la race humaine » et qui « végète en dépit du temps, tenu artificiellement à l'écart de l'ensemble des rapports mondiaux, se nourrissant d'illusions sur sa perfection céleste » 35 • Ici, pour· reprendre certaine image, le vent d'ouest souffle à tout rompre et Marx n'aura aucune peine à effacer d'un trait de plume tout l'apport de l'Asie : « L'Orient, s'exclame-t-il, nous a toujours envoyé de jolies choses _: la religion, l'étiquette et la peste sous toutes ses f 36 ormes ... » Pour Marx et Engels, l'histoire « réellement universelle » est exclusivement celle de l'Occi31. Marx : Introduction de 1857 à la Critique de l'économie politique; XIII, 637 (Pléiade, I, 261). 32. K, I, 85; I, 91. 33. Introduction de 1857; XIII, 641-42 (Pléiade, 1, 265-66). 34. Marx : La Domination britannique en Inde, 1853; IX, 133. 35. Marx : Le Commerce de l'opium, 1858; Xtl, 552. 36. Lettre du 18 mars 1866 à Antoinette Philipps. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES dent, de son expansion triomphante dans le monde, de son duel séculaire avec la « barbarie orientale · ». Examinons de plus près ces trois points. Selon le concept même du « socialisme scientifique », la révolution prolétarienne devait être consécutive au surdéveloppement capitaliste. « Objectivement » et « subjectivement », le problème central de l'avenir, à savoir celui de la succession du capitalisme et de la libération ouvrière, ne pouvait être posé qu'au terme d'une période plus ou moins longue de mûrissement. Au cours de celle-ci, le capital s'emparerait peu à peu de toutes les branches de la production, anéantissant les couches moyennes, éliminant les paysans, rempart naturel de la conservation, prolétarisant l'ensemble de la population active, açcumulant les forces productives colossales sans lesquelles l'appropriation collective des moyens de production est fatalement vouée à l'échec. Bref, le socialisme était la tâche et le destin des « peuples dominants » 37 : l'Allemagne, haut lieu de la philosophie ; la France, terre d'élection de la passion révolutionnaire ; l'Angleterre, « métropole du capital », « despote du marché mondial » et seul pays où il pût être question d'une « sérieuse révolution. économique » 38 ; enfin -l'Amérique, « le pays le plus progressif du monde » 39 , « le plus jeune et le plus vigoureux représentant de l'Occident » 40 • Il est vrai qu'impressionnés par la lecture de Tchernychevski et sommés par leurs admirateurs narodniks d'inclure la Russie au nombre des peuples mûrs pour le socialisme, Marx et Engels ont envisagé la possibilité d'une combinaison de la révolution agraire en Russie avec la révolution prolétarienne en Occident. Mais il n'est pas moins vrai que c'est surtout l'hypothèse opposée qui a retenu leur attention. Dans les rares textes où ils parlent de l'avenir des pays économiquement et culturellement sousdéveloppés, ces derniers - le « tiers monde » - leur apparaissent surtout comme porteurs de contre-révolution et .facteurs de régression. On en trouve une première mention dans· une · lettre. de Marx à Engels datée du 8 octobre 1858 : • f La véritable mission de la société bourgeoise, c'est de créer le marché mondial, du moins dans ses grandes ligns::s, ainsi qu'une production conditionnée 37. Dl, 32 (VI, 177). 38. Marx : lettre à Kugelmann du 28 mars 1870. 39. Marx : Misère de la philosophie, Pléiade, I, 81; Engels : lettre à Bebel du 20 janvier 1886. · 40. Marx : La Question russe, 1853; IX, 236, ·

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