K. PAPAIOANNOU Crimée. En fait, depuis 1839 et jusqu'à la convention de Simla (1895), la « .menace russe » avait été la justification constante de l'expansion anglaise en Asie centrale : l'Angleterre répondait à l'avance moscovite en poussant toujours plus loin, vers le nord et vers l'ouest de la passe de Khaybar, à travers les déserts les plus effroyables, ses soldats, ses routes, ses chemins de fer. Marx ne trouva rien à redire : en 1890 encore, faisant abstraction des montagnes gigantesques qui séparaient les cosaques et les cipayes, Engels voyait avec effroi les Russes dévalant sur le Pendjab R••• On retrouve l' « ombre sinistre de la Russie » dans la plupart des écrits de Marx concernant le problème qui nous occupe. Ainsi, dès 1855, en pleine guerre de Crimée, il n'a pas hésité à accuser Palmerston d'avoir entraîné l'Angleterre dans les aventures coloniales « les plus inconsidérées » avec le seul dessein de... plaire à la Russie. A l'en croire, Palmerston aurait fait de la guerre contre la Perse (1839) une « manœuvre trompeuse » dont l'unique résultat avait été le « renforcement de l'influence russe en Perse » 9 • Trois ans plus tard, Engels revient sur le même sujet en insistant sur l'inquiétante « corrélation » qu'il croyait apercevoir entre les actions de Palmerston et l'invasion russe en Asie centrale » (XII, 599). Enfin, en 1859, à la veille de la troisième guerre anglo-chinoise, Marx déclara ouvertement que les expéditions guerrières de Palmerston en Orient n'avaient d'autre but que d'obliger les Etats asiatiques à faire des concessions à... la Russie : C'est là un des vieux trucs de lord Palmerston ; la Russie voulant conclure un traité de commerce avec la Chine, il poussa cette dernière, par la guerre de l'opium, dans les bras de son voisin nordique. La Russie exigeant la cession de l'Amour, il exauça ce vœu en faisant éclater la deuxième guerre chinoise, et à présent que la Russie désire consolider son influence à Pékin, il improvise une troisième guerre chinoise. Dans tous ses rapports avec les faibles Etats asiatiques, la Chine, la Perse, l'Asie centrale, la Turquie, il a toujours suivi la règle invariable et constante de s'opposer apparemment aux plans de la Russie en engageant une quere1le, non pas avec la Russie, mais avec l'Etat asiatique visé, d'éloigner ce dernier de l'Angleterre par des hostilités menées en pirate et de l'amener par cette voie détournée à faire à la Russie des concessions qu'il ne voulait pas lui accorder 10 • Engels proposera une explication analogue de l'expédition anglaise en Egypte (1882). Tout cela, écrivait-il à Kautsky le 12 septembre 1882, « a été machiné par la Russie : Gladstone 8. W, XXII, 42; cf, aussi XII, 599 et 603. 9. Marx : Lord Palmeraton, 1855; XI, 64-65. 10. Marx : La Nouvelle Guerre chlnolae, 1859; XIII, 514-15, Biblioteca Gino Bianco 297 occupe l'Egypte afin que la Russie puisse conquérir l'Arménie »... Ces énormités présupposent le rejet préalable de toute interprétation économique des guerres coloniales. Aussi bien Marx s'est-il acharné à dénoncer les « idées hautement fantaisistes » 11 qu'on se faisait des prétendus avantages que l'industrie anglaise aurait retirés de l'ouverture du marché chinois. « L'étude exacte du mouvement commercial depuis 1836, écrit-il à Engels, m'a amené aux constatations suivantes : l'essor des exportations anglaises et américaines de 1844 à 1846 s'est, en 1847, révélé comme un simple bluff, et dans les dix années qui suivirent le volume de ces exportations resta presque stationnaire, tandis que les importations de Chine en Angleterre et en Amérique connurent un accroissement extraordinaire 12 • » Il développera cet argument dans un long article de 1858 sur le « traité anglochinois » (XII, 565-69), ce qui l'autorisera à conclure, un an plus tard, que la Russie avait été « la seule puissance qui ait profité de la guerre anglo-chinoise de brigandage, les avantages économiques apportés par le traité à l'Angleterre ayant été plutôt insignifiants » (XIII, 508). L'expansion française Nous AVONS DÉJA vu comment Marx a fait • siennes les thèses libérales et attribué, par exemple, l' « absurde guerre de Birmanie » aux pressions de l' « oligarchie » cherchant à « donner de l'emploi à ses cadets ». On retrouve la même sagesse « bourgeoise » dans les articles d'Engels sur la pénétration française en Algérie : En jugeant de l'arbre par ses fruits, tout ce qu'on peut dire de l'Algérie, après la dépense de quelque cent millions de dollars et le sacrifice de centaines et milliers de vies humaines, c'est que c'est une école de guerre pour les généraux et les· soldats français, dans laquelle tous les officiers français qui ont cueilli des lauriers pendant la guerre de Crimée avaient reçu l'entraînement et la formation militaire. Quant à la tentative de colonisation, le nombre des Européens comparé à celui des autochtones démontre son échec présent quasi total 11 • C'est ce que Chateaubriand avait déjà dit : « Notre guerre d'Afrique n'est qu'une école expérimentale ouverte à nos soldats 14 • » 540. 11. Marx : Le Commerce avec la Chine, 1859; XIII, 12. Lettre à Engels du 8 octobre 1858. 13. Engels : L"Algérie, 1857; XIV, 102. 14. Mémoires d•outre-tombe. Livre XX, chap. 10 (Pléiade, I, 773). Tel était aussi l'avis de Louis-Philippe. Cf. Victor Hugo : Choses vue.,, Genève 1944, p. 97. ,
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==