~ 296 la politique russophile de la Grande-Bretagne, « on a exagéré sans cesse l'importance du marché russe. Des affirmations dépourvues de tout sens critique ont pu se répéter d'un ouvrage à l'autre jusqu'à faire partie du mobilier historique de la nation, chaque nouvel historien les reprenant sans même se soucier du bénéfice d'inventaire. » Or un simple coup d'œil' aux statistiques « suffit à éliminer ces lieux communs respectés » : en fait, l'Angleterre « a subi des pertes manifestes dans ses nouvelles relations commerciales avec la Russie ». Si, depuis l'absorption des provinces suédoises, le marché anglais pour les matières premières russes s'est élargi, il n'en va pas de même avec le marché russe pour les produits manufacturés anglais : celui-ci s'est rétréci. Ce commerce déficitaire ne devrait guère paraître recommandable à une époque où la doctrine de l'équilibre des échanges régnait en maîtresse... Il est manifeste que ni la navigation ni le commerce anglais en général n'étaient intéressés au perfide appui donné à la Russie contre la Suède. Marx, il est vrai; reconnaît une certaine influence au lobby de la Russian Trade Company, mais les facteurs prédominants auraient été, selon lui, la « stupide politique familiale des Hanovriens » 2 et surtout la... « trahison » de la classe politique anglaise. On s'étonne de le voir utiliser, jusqu'à l'obsession, un concept dont il avait si magistralement démontré l'inapplicabilité dans l'analyse des luttes de classes,. mais la contradiction n'est qu'apparente. En effet, en dépit des généralisations lapidaires du << matérialisme historique », Marx n'a jamais confondu l' « oligarchie » politique et la classe économiquement dominante. Ainsi, en 1855 encore,- il mettra ses lecteurs en garde contre toute identification de la « caste gouvernante avec 14 classe dominante » 3 • Quoi qu'il en soit, ses :tt:cherches sur l'histoire diplomatique du XVIIIe siècle l'avaient convaincu que les maîtres de la diplomatie anglaise de l'époque, « les Stanhope, les Walpole, les Townshend », étaient tous des « instruments sinon des complices de la Russie » 4.. Comme il . le déclara à Engels dans une lettre du 12 février 1856, « la .politique étrangère des tories se 4istinguait alors [ au XVIIIe s.] de celle des whigs tout simplement en ce que les premiers se vendaient à la France et les seconds à la Russie » ... Partant de cette illumination, Marx verra l'histoire tout entière de la politique anglaise 2. Lettre à Engels du 12 février 1856. . . 3. M~~x : . Cliques et partis, février 1855; XI, 44. ···1,; M~rJÇ : 'R,é'!élafions ... , op.. cit.,• p. 163, BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES envers la Russie, depuis Stanhope jusqu'à Palmerston et Gladstone, comme une « trahison » permanente (nous y reviendrons). Et c'est là une des raisons qui expliquent pourquoi il s'est si obatinément refusé à chercher la moindre motivation économique dans les grands conflits qui opposèrent l'Angleterre à la Russie tout' au long du XIXe siècle et en particulier pendant la guerre de Crimée (1853-1856). Tout d'abord, Marx savait parfaitement que les milieux d'affaires anglais étaient systématiquement hostiles à toute entreprise guerrière, en Russie comme dans le reste du monde. Or pendant toute la guerre de Crimée, le parti manchestérien, que Marx appelle sarcastiquement « parti de la paix à tout prix » 5, n'a pas eu d'adversaires plus farouches que les auteurs du Manifeste communiste ... Aussi bien, c'est avec un véritable soulagement que Marx salua la défaite électorale de Cobden et de Bright (1857), et c'est dans les termes les plus méprisants qu'il a parlé plus tard du pacifisme· de Gladstone et des libéraux. Pendant toute la durée des hostilités, Marx et Engels ont compté parmi les ultras du parti belliciste, et s'ils ont violemment critiqué Palmerston, c'est précisément parce qu'ils le croyaient« vendu aux Russes » ou, plus prosaïquement, incapable de mener la guerre à outrance qu'ils appelaient -de leurs vœux. Finalement, Marx dira en 1855, et il le répétera en 1862, que « l'oligarchie anglaise a dû accepter la guerre contre la Russie sous la pression du peuple » 6 , et plus parti- .culièrement du prolétariat 7 • On croit rêver ... L'Empire britanniqge EN CE QUI CONCERNEl'expansion anglaise en Asie, nous avons déjà évoqué la théorie pour ainsi dire thucydidienne que Marx a avancée à propos de la conquête progressive de l'Inde par la Compagnie des Indes orientales : emportée par la dialectique du prestige et de ~a sécurité, la Compagnie devint, volens nolens, une « puissance militaire et territoriale » et fut amenée, de proche en proche, à conquérir la totalité du sous-continent « afin de se rendre maîtresse des positiqns indispensables pour repousser toute force d'invasion venue d'Asie centrale, indispensables aussi contre la Russie, en marche vers la Perse » (IX, 158). On aurait tort d'attribuer cette phrase (écrite ~ 1853) à la seule fièvre russophobe qui se déclencha à la veille de la guerre de 5. Cf. W, X, 46-48; XI, 180,. 202, 257 .. 6. W, X, 589. .. 7 ! w, xv, 454,
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