288 l'abstraction, sachant que l'expérience en a été faite en Russie il y a longtemps et que beaucoup en Occident cherchent à en sortir ou en sont sortis - Pouni, par exemple, qui naturellement est resté un « abstractionniste » ou « formaliste » pour ceux qui continuent à faire usage d'une terminologie inventée, dirait-on, par des policiers, afin de réprimer les arts tout en paralysant l'esprit critique. Parmi les peintres de la seconde espèce, Krasnopevtsev et Rabine ne me sont connus que par des reproductions qui (de même que les dessins du sculpteur Néizviestny) m'ont démontré, et, je crois, peuvent démontrer à n'importe qui, que ce sont des artistes et non des « réalistes-socialistes ». Par contre, j'ai vu de mes propres yeux l'exposition d'Anatole Zvérev (né en 1931) à Paris, ~u début de l'année 1965 (aquarelles et gouaches, 19561964 ), j'ai pu comparer des ouvrages encore incertains, marqués encore quelque peu par des conventions périmées, à des œuvres récentes qui en sont" pleinement affranchies. Dans le'--v-registre des visiteurs, j'ai écrit ; « Comme c'est bien que les ·travaux récents soient les meilleurs ! Comme l'artiste a grandi au cours de ces huit dernières années ! Non, grâce à Dieu, la peinture russe n'est pas morte. » J'ai plaisir à le répéter aujourd'hui. La peinture russe n'est pas morte, pas plus que la littérature russe. Malgré tous les efforts du régime pour les faire mourir l'une et l'autre en les transformant toutes deux en de simples instruments de propagande. Ce régime n'est pas, bien entendu, le pouvoir des « soviets » (conseils) qui n'en ont aucun, mais celui d'un petit nombre d'hommes qui s'appuient sur l'appareil de l'Etat et plus encore sur celui du Parti pour s'assurer l'obéissance du reste de la population. Dans le fonctionnement de ces deux appareils sont survenus ces dernières années _ des arrêts, des irrégularités. Les autocrates collectifs cèdent de _temps en temps aux exigences qui leur sont présentées tacitement ou en sourdine ; ils cèdent, lorsque ces exigences sont soutenues par des gens suffisamment rapprochés du sommet des deux hiérarchies. Dans le domaine de l'art, comme dans celui de la littérature, ces exigences se manifestent même involontairement dans toutes les œuvres qui ne se soumettent point à la règle : « Applique-toi à photographier, mais à l'avantage du régime, sans oublier les retouches flatteuses » et qui, à cause de cela, oht du mal à se faire imprimer Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ou admettre dans les expositions. La règle porte un nom de pure convention : « réalisme socialiste ». Les œuvres qui n'en tiennent pas comptè sont de plus en plus nombreuses chaque année. !viais cela ne veut pas dire qu'elles doivent offrir ou offrent en fait une parenté entre elles. L'exigence qu'elles présentent simultanément de façon implicite ou explicite ne suppose pas un choix fait d'avance : elles réclament la liberté de choisir. Or il est malaisé aux autocrates de la leur accorder car ils savent : lorsque chacun choisira ce qui lui plaît, il n'y aura personne à choisir ce qu'ils ont implanté avec un si grand zèle pendant d'aussi longues années. Toutefois, s'il n'est pas facile au régime de céder, il lui devient de plus en plus difficile de ne pas céder. L'avenir de l'art russe dépend pour une grande part de la longueur du temps pendant lequel le régime " voudra ou pourra s'obstiner dans· son refus. Pour le moment, la Russie, dans le domaine de l'art et de la littérature, est privée, malgré tous les changements survenus, non seulement de la liberté du choix, mais aussi de la liberté d'examiner ce choix, et même de la liberté de s'informer de ce qui est à examiner, de ce qui est à choisir. On empêche ses peintres et ses· écrivains d'entrer en contact tant soit peu libre avec le monde non communiste ; on les empêche même de prendre connaissance de leur propre passé récent. Si on maintient longtemps encore cet interdit on aboutira à une libération qui, dans ses résultats, sera ellemême lamentable. Lorsque le mur s'écroulera, la situation des arts, en Russie, ne sera pas différente de ce qu'elle est ailleurs, mais l'art russe n'existera plus. Ceux qui, comme moi, ont connu la Russie d'avant les soviets ne peuvent le souhaiter : ils s'efforcent de croire qu'il en ·adviendra autrement. L'art russe n'a -pas disparu. On ne nous défendra pas d'espérer qu'il trouvera sa voie et, l'ayant trouvée, l'ouvrira de ce fait même à d'autres. Qui donc . persistera à l'espérer, sinon ceux qui ont été témoins de l'ardeur avec laquelle il la cherchait jadis? WLADIMIR WEIDLÉ. (Traduit du russe) Cet article fut écrit en 1965' pour l'encyclopédie Herder, Sowjetsystem und demokratische Gesellschaft, où,il a paru en allemand avec de nombreuses coupures, modifications, additions, justifiées pàr le caractère de ce grand ouvrage collectif. En décembre 1966, j'ai revu et complété mon premier texte, publié ici avec l'autorisation de l'éditeur.
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