W. WEJDLÉ sous-sol des années 60, dont à grand-peine, au début du siècle, elle avait réussi à s'échapper. Ils séparent les artistes russes non point de ceux parmi leurs confrères occidentaux qui, aujourd'hui comme avant-hier, peignent des généraux avec toutes leurs décorations et des sortes de Zaporogues ou de Haleurs pareils à ceux d'antan, mais de tous les autres, des vivants, de ceux qui se sont peut-être égarés, 1nais qui du moins ne sont pas restés quarante ans à l'écart, sur une voie de garage. Soutine ne serait pas devenu Soutine, si dans sa jeunesse il n'avait pas quitté la Russie ; Chagall aurait cessé d'être Chagall, s'il ne s'en était pas échappé à temps. Ces deux grands artistes d'une renommée mondiale, ainsi que beaucoup d'autres qui ont réussi en Occident (par exemple, parmi les abstraits, dernièrement, Poliakov et Dimitrienko ), n'ont pas renié leur patrie ; ce sont ses dirigeants qui veulent qu'elle renie tout ce qu'ils appellent « abstractionnisme ». Ils ne collent nullement cette étiquette sur la seule peinture (ou sculpture) abstraite. Tout l'art européen pèche par abstractionnisme depuis une bonne centaine d'années, ne cessent d'affirmer les commentateurs qui cherchent à leur complaire ; parmi les grands maîtres, selon eux, le dernier réaliste irréprochable est Courbet. Lorsqu'on lit les récents ouvrages polémiques de Stoïkov et de Kéménov, on se persuade pourtant qu'une pareille construction de l'esprit a dû leur être inspirée par les opinions admises dans le monde non communiste. La peinture « réaliste », qui a passé à côté de l'impressionnisme et de toutes les innovations ultérieures, a abondé après Courbet comme ·après Cézanne ; on la trouve partout aujourd'hui encore. Il y a la qualité, bien sûr ... Mais justement les étiquettes « abstractionnisme » et « réalisme socialiste » ne préjugent en rien la qualité. Quel besoin ont les dirigeants de la qualité quand ils sont incapables de l'apprécier ? Quel besoin ont-ils d'un nouveau Courbet? Un nouveau Verechtchaguine, un nouveau Kassatkine les satisfera pleinement. Les vues officielles soviétiques sur ce que doit être l'art paraissent trop étroites aux partis communistes d'Occident (par exemple à l'italien et au français). En Yougoslavie, en Pologne, en Roumanie, on ne juge pas utile de persécuter les abstraits ni en général d'alourdir la doctrine déjà si pesante du Parti par une dogmatique esthétique. Par contre, dans !'U.R.S.S. d'après Staline, les colleurs d'étiquettes déploient presque plus de zèle que du vivant de celui-ci. Ce n'est peut-être pas un si mauvais signe. Du temps de Staline, le châBiblioteca Gino Bianco 287 timent était sommaire, et ce n'étaient pas des « docteurs ès arts » qui s'en chargeaient. Maintenant, en 1964, un de ces docteurs (A.A. Fedorov-Davydov, dans la préface au livre de Stoïkov, traduit du bulgare) écrit : . L'abstractionnisme (ou l'art abstrait) est une tendance négative, profondément réactionnaire, de l'art bourgeois contemporain. L'abstractionnisme est antihumaniste, hostile à tout ce qui est véritablement humain. C'est un ennemi du réalisme, un ennemi de l'art socialiste et en général de tout art progressiste d'avant-garde. Beau style, une fois de plus. On pourrait dire que l' « abstractionnisme » n'est rien d'autre, tout compte fait, que le « révisionnisme » pictural ; il est toutefois à craindre que demain, à l'aide d'un terme tout aussi commode, on ne taxe de « dogmatisme » ce doctoral défenseur d'une doctrine dont on ne peut nier qu'elle fut celle de Lénine. D'autant plus que nous lisons un peu plus loin dans sa préface : L'abstractionnisme a eu une grande influence sur l'art polonais et se reflète ici et là •dans l'art tchécoslovaque. Même dans l'art soviétique il s'est manifesté comme un engouement d'une partie de la jeunesse pour l'art occidental formaliste. Il s'est trouvé des gens pour l'imiter ou le justifier. Autrement dit : il s'est trouvé des gens qui refusent de se contenter de la maigre pitance distribuée par le Parti et ne se laissent plus effrayer par des épouvantails verbaux agités à tort et à travers. Ces dernières années, le clivage s'élargit à vue d'œil entre la fiction maintenue à grands efforts et le véritable état des choses, dont il est difficile, bien entendu, en vivant à l'étranger, de se faire une idée exacte. En tout cas, l'intérêt pour ce qui se passe au-delà des frontières de l'Union soviétique grandit avec les possibilités d'information qu'élargissent encore les ouvrages de polémique. Auparavant, il n'y en avait guère. Aujourd'hui, ils sont vite épuisés, et ce n'est pas la polémique, c'est l'information (même inexacte) qu'ils contiennent qui les fait lire. Les peintres et les sculpteurs à qui le pouvoir notifie : « Je ne comprends pas, je n'éprouve aucune joie » exposent leurs œuvres chez eux ou dans l'atelier d'un ami et procurent aux amateurs de leur art, parfois nombreux, une satisfaction réelle. Certains font des tableaux purement abstraits, en pensant sans doute qu'ils ne risquent pas davantage que pour toute autre désobéissance aux modèles approuvés, marquée invariablement de la même estampille : « abstractionnisme ». Certains autres ne se jugent pas astreints à
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==