Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

286 pionnière plaît à tout le monde, les beaux gars avec leurs tracteurs aux champs, sous le soleil, aussi, et bien peu feront la grimace devant la pionnière et les beaux gars lorsqu'ils sont peints, l'une par Kassatkine, les autres par Guerassimov ou par Plastov. Le tableau de Vladimir Sérov (pas Valentin, oh non !) représentant des paysans venus exposer leurs besoins à Lénine (1950), est le comble de l'indigence, digne des peintres qu1 n'étaient même pas au niveau de ceux qu'on expulsa des musées en Occident, mais, bien entendu, il plaît à « tous » et ne produit un effet de contre-propagande que sur un très petit nombre. Comme le Proletkult a été naïf ! Le goût du prolétariat, celui de la majorité des « travailleurs », est absolument conforme au goût moyen des épiciers et peut-être des premiers ministres, s'il nous était possible de connaître leurs vrais goûts en plus de ceux qu'ils prétendent avoir. Ce n'est pas pour rien que Lénine se débarrassa du Proletkult. Et ni lüi, ni Staline, ni Hitler, ni Khrouchtchev ne montrèrent en ces choses de l'hypocrisie. Ils pouvaient s'en passer : leur goût ne se distinguait en rien de celui auquel ils ordonnaient qu'on se soumît. Aujourd'hui et demain VOICI QUARANTE-CINQ ANS à peu près que la Russie suit le régime diététique qui lui a été prescrit par le « Parti et le gouvernement ». Quels en sont les résultats ? Ceux-là mêmes que l'on pouvait attendre : l'appauvrissement, la provincialisation, la rupture consommée tant avec son passé récent qu'avec tout le présent des autres pays - non communistes, et même communistes mais de manière non chinoise. Un appauvrissement non point en quantité, bien entendu, mais en qualité. Il se fit sentir promptement, et fut amené dans une égale mesure par l'exode des artist~s les plus doués et par l'interdiction faite à tous ceux qui étaient restés de peindre et de sculpter à leur guise, chaque fois que cette guise ne concordait pas avec ce qui paraissait peint ou sculpté « correctement » à des gens qui, en matière d'art, furent et restèrent des analphabètes. Et comme non seulement les·· artistes mais les simples mortels qui s'y connaissaient tant soit peu ou bien étaient partis, ou bien furent supprimés, ou bien avaient été contraints de se taire ou d'agir contre leur conscience, très rapidement se manifesta une baisse générale du goût dont il est facile de se faire une idée ne fût-ce que par la présentation des livres (qui ne s'est améliorée que depuis peu) et par l'ensemble des arts du décor depuis la fin BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL des années 20. Lors des décennies suivantes, la déchéance du plus élémentaire discerne.ment dans la manière de se vêtir ou de meublèr son appartement atteignit de telles proportions qu'elle finit par sauter aux yeux d'un certain nombre de ceux qui en. étaient responsables. Au XXIP Congrès, Khrouchtchev convia ses auditeurs à « accorder une sérieuse attention à l'éducation esthétique, à la formation du goût artistique de tous et de chacun, à déclarer une guerre acharnée au mauvais goût, partout où il se manifeste, dans les engouements formalistes ou dans -Ie·sidées bourgeoises quant à ce qui est beau dans l'art, dans la vie, dans les usages ». Cet appel est à la fois révélateur et amusant. Révélateur du degré de détresse atteint, puisqu'on avait commencé à en prendre conscience jusque dans l'entourage de Khrouchtchev ; amusant par le cercle vicieux où tourne la pensée qui s'y exprime. Le « formalis1ne », bien entendu, n'y est pour rien : ce qui témoigne d'un goût douteux, ce n'est pas la queue de l'âne (qui sert à peindre des tableaux « modernistes »), mais l'ânon de porcelaine avec un ruban au cou .. Si l'esprit petit-bourgeois-pompier triomphe, c'est précisément parce qu'il a envahi le som·met du Parti, que son absence de culture rend incapable de ·le combattre, et si quelque chose empêche ces gens d'accéder à la culture, c'est précisément le fatras i~éologique qui depuis si longtemps encombre leur cerveau. Quarit à ce même esprit dans l'art, comment n'y triompherait-il pas lorsque le moindre manquement aux exigences de ceux qui ne veulent que du ressemblant et du joli, est taxé de formalisme, d'abstractionnisme et de « · servilité envers l'Occident ». Puisque tor, sculpteur, tu n'appartiens ·pas à la descendance de Moukhina et de Chadr, on te barrera le chemin. Puisque toi, peintre, tu n'es pas le petit-fils de Kassatkine, le neveu. de Johanson, le cousin de Chata1ine ou l'adµ1irateur de Vladimir Sérov, on te barrera le chemin, à toi aussi. En d'autres termes : plus banai, plus inartistique sera ton ·travail, et plus facilement tu feras carrière, exactement comme dans les républiques et monarchies bourgeoises du siècle dernier, tant que ne fut pas ébranlée la puissance d'une certaine opinion commune qui faisait loi en art, tout en se souciant très peu de l'art. , La p~inture russe d'il y a cent ans· était pw réjouissante, non point en comparaison de Bonnat et de Meissonnier, mais en comparaison de Manet ou de Cézanne. Cent ans ont passé, et les màÎtres actuels du pays s'efforcent de la tenir sous .les verrous, dans le poussiéreux

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