Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

TH. MOLNAR prétention qu'a le système démocratique de parler au nom du peuple; ainsi chaque idéologie moderne, avec son arsenal de slogans démocratiques et universels, feint d'exprimer l'aspiration de la planète tout entière. Dans ces conditions, l'accord interne d'un peuple, s'il est authentique, devient une arme cent fois plus précieuse au service du gouvernement que des mégatonnes de bombes nucléaires. Or il est évident que les idéologies totalitaires divisent plus qu'elles ne rassemblent les membres des nations qui les subissent. Comme on ne combat une idéologie qu'à l'aide d'une autre idéologie, sous une surface artificiellement tranquille, les pays en question sont profondément divisés. Les Etats-Unis constituent un peuple quasiment monolithique dans sa manière de vivre, ses goûts, ses aspirations. Système démocratique, idéologie démocratique· pe sont plus alors un faux-semblant, une drogue administrée par des sorciers cyniques, mais bien un avantage : chaque jour, ils confirment le monolithisme et l'adoucissent en même temps par les divergences àuxquelles ils assurent un champ d'action considérable. Cela confère au gouvernement américain, et en premier lieu au Président, un pouvoir que peu de gouvernements possèdent de nos jours : une légitimité pleine et entière, dans le sens donné à ce terme par Guglielmo Ferrero. L'erreur de tant de commentateurs de presse à l'étranger, notamment en France, est d'appliquer une sorte de schéma « marxiste » aùx événements américains. Ils le font avec d'autant meilleure conscience que les EtatsUnis passent par une période difficile : il ne s'agit pas de la guerre du Vietnam, comme on pourrait le penser, mais simplement de la crise de croissance d'une grande puissance, crise vieille d'un demi-siècle à peine. La guerre du Vietnam, raisonnent ces auteurs (que nous supposerons de bonne foi), porte à la surface de la vie américaine les contradictions qu'en général on y supprime ou qui n'y existent qu'à l'état latent à cause de la prospérité générale. Dans ces conditions, l' « aile marchante » de la société, étudiants et intellectuels, s'y trouve c:J'oreset déjà confrontée aux milieux industriels et militaires, c'est-à-dire bourgeois. Dans certains journaux étrangers, on a tôt fait de parler de « lutte de classes », évoquant la campagne « contre ·1a pauvreté ». Pour faire bonne mesure, on y ajoute la « lutte coloniale : la violence raciale donne en effet l'impression d'un duel à mort, en vase clos, entre Noirs et Blancs, sans possibilité, pour les uns Biblioteca Gino Bianco 273 de gagner leur « indépendance », pour les autres d'effectuer un retrait prudent vers la « métropole ». Cependant ce schéma « marxiste » ( ou encore « colonialiste ») ne s'applique aucunement aux Etats-Unis. Le monolithisme de la société américaine n'est pas un mythe inventé pour la tranquillité des « classes dirigeantes » ou l'apaisement des « classes prolétariennes ». C'est plutôt le produit, lointain mais tenace - produit idéologique si l'on veut, - d'un objectif religieux réalisé (celui des pèlerins du xvue siècle), auquel s'ajoutent les réalisations successives des aspirations d'autres générations d'immigrants. Bref, l'objectif fondamental : création d'un lieu privilégié pour tous les assoiffés de liberté, cet objectif n'a pas changé. Les obstacles, résistance aux droits civiques des minorités ou à l'émancipation économique de tel groupe, ne sont jamais considérés comme définitifs. La foi en l'initiative privée prévoit même ces droits civiques et cette émancipation comme le fruit d'efforts et de luttes : ce fut le cas des Irlandais, des Italiens, des juifs, des ouvriers organisés, et aujourd'hui des Noirs. Mais justement à cause du monolithisme de base et de l'objectif national (ou social) défini une fois pour tau tes, dans de tels conflits la victoire n'est jamais conçue comme devant être remportée en dehors du système ; aucun bouleversement social n'est envisagé, car ledit système est élastique. Selon l' « idéologie » américaine, il ne peut y avoir d'objectif collectif plus exaltant que, précisément, l'état de prospérité et de bonheur réalisé, à chaque moment historique, par les Etats-Unis. Aucune catégorie sociale (Noirs, ouvriers, hommes d'affaires, etc.) n'est par excellence porteuse de la promesse de cet état idéal, lequel surgit de leur collaboration. Monolithisme et pluralisme, esprit d'initiative et esprit civique trouvent ainsi un large terrain d'entente et d'action commune. Remarquons d'ailleurs que, pariant de « monolithisme », nous n'en tendons pas absence d'agitation, de conflits et de turbulençe. Tocqueville observait déjà qu'une certaine placidité collective est entretenue par la démocratie en Amérique, et que la vie publique y est à la fois morne et agitée. Mais ce bruit que tous, groupes et individus, doivent produire afin de se faire entendre, afin aussi de participer à l'existence collective et au jeu démocratique, ne veut pas dire qu'une certaine uniformité de pensée ne l'emporte pas sur des divergences apparentes. ,

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