Le Contrat Social - anno XI - n. 5 - set.-ott. 1967

revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - SEPT.-OCT. 1967 B. SOUVARINE .......... . THOMAS MOLNAR ...... . WLADIMIR WEIDLÉ ..... . Vol. XI, Ne 5 Le coup d'Octobre Réalités américaines L'art sous le régime soviétique DÉBATS ET RECHERCHES PIERRE BONUZZI ....... . K. PAP AIOANNOU •......• Aux origines do P. C. italien Marx et la politique internationale (III) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE BASILE IŒRBLAY ....... . Do moujik au kolkhozien, 1917-1967 VARIÉTÉS A. LOUNATCHARSKI ..... CharlesBaudelaire QUELQUES UVRES ColllJIIUrendus par MICHBLBBRNSTBIN, MICHEL MAILLARD JBAN-PAUL DBI..Bknm . INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS . . , Bibliotec Gino Bianco • •

Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JAN.-FÉV. 1967 B. Souvarine Un « Tempsdes Troubles » en Chine John Dos Passos La « nouvelle gauche » en Amériq:.,e Joaquin Maurin Sur le communisme en Espagne Richard Pipes Pierre Struve et la révolution russe Lucien Laurat Libéralisme et « libéralisation » E. Delimars Le « héros positif» en u~R.S.S. Chalmers Johnson L'armée dans la société chinoise Yves L4vy Charisme et chaos MAI-JUIN 1967 B. Souvarine La fille de Staline Le meurtre de Nadièjda Alli/ouieva Jacques de Kadt Chez Simone Weil: rupture avec Trotski Lucien Laurat Le « Capital », 1867-1967 K. Papaioannou Marx et la politique internationale Keith Bush Le nouveau plan quinquennal en U.R.S.S. Boris Schwarz Vicissitudesde la musique soviétique Documents Le « J'accuse » de Soljénitsyne . MARS-AVRIL 1967 B. Souvarine Cinquante ans après David Anine 1917 : de Février â Octobre Jacques de Kadt Chez Trotski : controverse et déception Sidney Hook Le deuxième avènement de Marx N. Valentinov Le « marxisme » soviétique Karl A. Wittfogel Lin Piao et les « gardes rouges » G. Krotkov Confession d'un juif soviétique Documents Lénine contre Mao JUILLET-AOUT 1967 B. Souvarine Défaite soviéto-arabe L4on Emery Le socialisme de Charles Péguy Michel Collinet Une doctrine centenaire Yves L4vy Totalitarisme et religion ,De la bibliographie K. Papaioannou Marx et la politique internationale (//) Pierre Pascal Œuvres diverses de Léon ·chestov Documents Sous /11 terreur communiste La « justice » en Tchécoslovaquie , Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199. boulevard Saint-Germain. Paris 7• Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

kCOMB.ii rnut /ristorÙJlu d criti411r lts /11its tl Jrs iJlts SEPT.-OCT. 1967 VOL. XI, N° 5 B. Souvarine ........ . Thomas Molnar Wladimir Weidlé Débats et recherches SOMMAIRE LE COUP D'OCTOBRE .................. . RÉALITÉS AMÉRICAINES ................ . L'ART SOUS LE RÉGIME SOVIÉTIQUE ..... . -Page 265 272 277 Pierre Bonuzzi . . . . . . . AUX ORIGINES DU P.C. ITALIEN . . . . . . . . . 289 K. Papaioannqu . . . . . . MARX ET LA POLITIQUE INTERNATIONALE (Ill). 295 L'Expérience communiste Basile Kerblay........ DU MOUJIK AU KOLKHOZIEN, 1917-1967.. 308 Variétés A. Lounatcharski ..... . Quelques livres Michel Bernstein CHARLES BAUDELAIRE 315 LE VERTIGE, de E. S. GUINZBOURG ............ . 320 Michel Maillard . . . . . . LES tTUDIANTS SELON SAINT MARX EN EUROPE ET EN AFRIQUE, de FRANÇOIS BUY. . . . . . . . . . . 326 Jean-Paul Delbègue . . PROBLÈMES DE LINGUISTIQUE GtNtRALE, d'~MILE BENVENISTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 327 Livres re9us Biblioteca Gino Bianco

DERN.IERS. OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954 Léon Emery : Culture esthétique et monde moderne Les Chansons de Victor Hugo Claudel Villeurbanne, Les Cahiers libres, 240, cours Emile-.Zola. Raymond Aron : Les Etapes de la pensée sociologique Paris, Librairie Gallimard. 1967. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. /. - Des origines à la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolution française • T. Ill. - De la Révolution française au milieu du X/Xe siècle Paris, Pressesuniversitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'·or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Kostas Papaioannou : Hegel PRÉSENTATION. CHOIX DE TEXTES Paris, Editions Seghers. 1962. Les Marxistes Marx et Engels. La social-démocratie. Le communisme Bib.lioteca Gino Bia•nco Paris, Editions J'ai lu. 1965. , Hegel LA RAISON DANS L'HISTOIRE Paris, Union générale d'éditions. 1965.

revue '1istorÏIJUet crÎIÎ'Jue Jes faits et Jes iJées Sept.-Oct. 1967 Vol. XI, N° 5 LE COUP D'OCTOBRE par B. Au COURS du demi-siècle écoulé depuis la prise du pouvoir par les bolchéviks, ce que les communistes actuels désignent par la « grande révolution socialiste (ou : -prolétarienne) d'Octobre », toutes les analyses compétentes et tous les commentaires sérieux de cet événement historique si gros de conséquences démontrent qu'il ne s'agissait pas alors à proprement parler de révolution, ni de socialisme, ni de prolétariat. En octobre 1917 (novembre de -notre calendrier grégorien), il y eut en vérité un coup de force militaire accompli par un parti minoritaire qui se fait passer pour l'incarnation du prolétariat et le détenteur exclusif du socialisme ; la révolution ne fut accomplie que dans la suite, à coups de décrets promulgués d'en haut par le pouvoir qui, établi à main armée, n'a pu se maintenir que par la violence contre l'ensemble des populations rétives, mais impuissantes. Bien des anniversaires d'Octobre ont été commémorés depuis 1918 et il a fallu chaque fois constater que les principes avancés jusqu'alors par le parti conquérant étaient démentis par ses pratiques et que le régime instauré à la faveur des circonstances exceptionnelles d'Octobre prenait en tout point le contre-pied du programme affiché à la veille et au lendemain de la prise du pouvoir. Après la fin de la guerre civile russo-russe, après la mort de Lénine, après l'embaumement de son cadavre et de ses œuvres écrites ou parlées, après l'invention du culte de la personnalité du défunt, enfin avec l'affermissement du despotisme personnel de Staline, il devint évident que le reniement des idées inséparables du coup d'Octobre était irréversible. Dès le dixième anniversaire, dans un article intitulé Octobre noir, un cornBiblioteca Gino Bianco Souvarine muniste désabusé ayant encore certaines illusions et qui répugnait à perdre tout espoir en l'avenir écrivait néanmoins :. « Le Parti forme une nouvelle classe privilégiée tout en comprenant plusieurs classes au second degré », etc. (Bulletin communiste, n°8 22-23, Paris, oct.-nov. 1927). Nouvelle classe déjà très distincte, avec ses caractéristiques et ses différenciations internes esquissées dans l'article en question, donc déjà l'antithèse du socialisme. Trente ans plus tard, l'existence de cette nouvelle classe apparut comme une grande découverte. A l'occasion du cinquantième anniversaire, un bilan du demi-siècle ne ferait que confirmer, en la soulignant plus fortement que jamais, la faillite frauduleuse d_ela prétendue révolution socialiste et prolétarienne d'Octobre. Et ce ne serait que répéter, plus ou moins résumé ou amplifié, ce qu'expose, explique et prouve la critique bien motivée du régime soviétique depuis que cette critique existe. Mais il suffit de s'en tenir en connaissance de cause à la mutation brusque du 24 octobre (7 novembre) pour que les raisons de la faillite ultérieure apparaissent en pleine lumière. Est-il vrai que le prolétariat (ou « les ouvriers », ou « les masses », comme disent les communistes) ait pris le pouvoir en Octobre ? Dans son Journal d'exil, Trotski, dont l'opinion a du poids en la matière, a écrit ce qui suit : « Si je n'avais pas été présent à Pétersbourg en 1917, la révolution d'Octobre aurait eu lieu quand même - à condition que Lénine fût là e~ dirigeât. Sans Lénine et sans moi, il n'y aurait pas eu de révolution d'Octobre : la di- ~ecti?n du parti bolchévik l'aurait empêchée, Je n en doute pas un instant. Sans Lénine à

266 Pétersbourg, je doute que j'eusse pu surmonter la résistance des chefs bolchéviks. La lutte contre le trotskisme (c'est-à-dire contre la révolution prolétarienne) aurait commencé en mai 1917 et l'issue de la révolution aurait été mise en question. Mais je. répète, Lénine présent, la révolution d'Octobre aurait été victorieuse de toute façon. » Donc, sans Lénine, pas de révolution d'Octobre, atteste la plus qualifiée des dramatis personae. Pas un mot du prolétariat, ni des « masses ». D'autre part, le témoin le moins suspect de complaisance envers Trotski a écrit de son côté, dans la Pravda du 6 novembre 1918 : « Tout le travail d'organisation pratique de l'insurrection s'effectua sous la direction immédiate de Trotski, président du Soviet de Pétrograd. On peut dire avec certitude qu'en ce qui concerne le rapide passage de la garnison du côté du Soviet et l'habile organisation du travail du Comité militaire révolutionnaire, le Parti en est avant tout et surtout redevable au camarade Trotski. » Ces lignes sont de Staline, qui ne se paye pas de mots, qui parle non de révolution, mais d'insurrection (le mot russe se traduit aussi par : soulèvement), qui parle de la garnison et du Comité militaire, pas du prolétariat ni des « masses ». Ainsi Lénine a décidé 1e Parti à. renverser le Gouvernement provisoire, après en avoir conçu la possibilité et choisi le moment, Trotski a organisé et dirigé l'opération, ce sont eux les auteurs principaux de la « grande révolution socialiste d'Octobre ». Ils n'étaient pourtant, ni l'un ni l'autre, le prolétariat. Certes à eux seuls, les deux leaders n'auraient rien pu faire. Il y avait un peuple russe las de la guerre, des soldats qui ne voulaient plus se battre, les paysans avides de posséder les terres. Mais quant au reste, les écrits de Lénine sont probants, qui démentent la légende.. * * * DE SA RETRAITE clandestine, le 27 septembre 1917, Lénine écrit au Comité central du Parti : « Ayant obtenu la majorité aux Soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, les bolchéviks peuvent et doivent prendre en main le pouvoir. » Il estime que cette majorité « agissante » suffit pour « entraîner les masses ». L'heure est venue, croit-il, « parce que la reddition imminente de Pétrograd no~s donnera cent fois moins de chance » (d'après lui, Kérenski voulait livrer Pétrograd aux Allemands, supposition évidemment absurde ou sciemment fausse). Il affirme Bibliote.ca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL que « seul notre parti, après la prise du pouvoir, peut assurer la convocation de l'Assemblée constituante », et qu'il importe d'empêcher « une paix séparée entre impérialistes anglais et allemands ». Il rappelle que selon Marx, « l'insurrection est un art » ( en réalité, le mot est d'Engels). En terminant, il prévoit que « l'histoire ne nous pardonnera pas si nous ne prenons pas le pouvoir dès maintenant ». Cette lettre historique ne précède le coup de force que de quarante jours. Dès lors, le mot d'ordre du Parti : « Tout le pouvoir aux Soviets ! » va signifier : tout le pouvoir à Lénine et à ses auxiliaires. Pour comprendre exactement ce que Lénine entendait par la « majorité » aux Soviets de Pétrograd et de Moscou, il faut savoir que les Soviets n'étaient nullement une représentation organique, bien définie, élue conformément à des règles statutaires et à proportion du nombre des mandants. Improvisés à la va-vite par des votes à mains levées dans l'effervescence de la révolution de Février pour combler un vide quand les institutions légales devinrent brusquement caduques, puis transformés bientôt en réunions partisanes tumultueuses et indisciplinées que les « députés » sérieux abandonnaient, laissant le résidu pérorer à loisir, les Soviets tournaient inévitablement aux parlotes dominées par des extrémistes sans liens réels ·ave{: l'ensemble des ouvriers et des soldats dont ils étaient censés traduire les aspirations. D'ailleurs Lénine lui-même, dans sa brochure : Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? écrite deux semaines après la lettre précédente, disait que « les Soviets se sont décomposés et putréfiés vivants » sous la conduite des socialistes. A l'en croire, « les dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks ont prostitué les Soviets, les ont réduits au rôle de parlotes », etc. Donc, il se réfère à une pse-udo-majorité dans deux Soviets « décomposés et putréfiés » pour revendiquer le pouvoir, il table en fait ·sur un ·petit nombre d'hommes dans la minorité d'une minorité de la population active. L'appréciation péjorative de Lénine quant à la dégénération des Soviets n'était pas fortuite, car au VIe Congrès du Parti tenu à la mi-août, Staline avait introduit dans la résolution finale la phrase suivante : « Les Soviets arrivent au terme d'une agonie tourmentée, se décomposent pour' n'avoir pas pris à temps tout le pouvoir entre leurs mains. » Par conséquent, Lénine spéculait sur une prétendue majorité dans des Soviets agonisants et décomposés. En fait, il pensait non pas à une « majorité agissante »,

B. SOUVARINE mais à une certaine minorité agissante encadrée par ses partisans, les « révolutionnaires professionnels », et qui, à bref délai, va faire ses preuves, démontrant à sa façon que les Soviets cessent d'être « décomposés et putréfiés » dès l'instant où une fraction de bolchéviks s'en emparent. Pour convaincre son. Comité central qui ne partage nullement ses vues, Lénine lui envoie une autre lettre à la même date, fin septembre, sur « le marxisme et l'insurrection ». Il y répète que l'insurrection est un « art », que la situation favorise les bolchéviks qui ont la majorité de « l'avant-garde du peuple, capable d'entraîner les masses ». Si nous n'obtenons ni paix ni armistice, poursuit-il, « c'est nous qui serons à la tête des partis de la guerre, qui serons le parti de la guerre par excellence ». Enfin, « il y a 99 chances sur 100 pour que les Allemands nous accordent au moins un armistice. Et obtenir un armistice aujourd'hui, c'est vaincre le monde entier » ( toutes les italiques, celles qui précèdent et celles qui suivent, sont de Lénine). Un article de Lénine sur La révolution russe et la guerre civile, du 29 septembre, reconnaît « l'absence de toute statistique sur les fluctuations des effectifs du Parti, sur la fréquentation des réunions », etc., mais fait état des « collectes d'argent » pour en induire l'importance croissante du Parti. « Si la révolution nous a donné une leçon absolument indiscutable », écrit Lénine, c'est que « seule l'alliance des bolchéviks avec les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, seule la transmission immédiate de tout le pouvoir aux Soviets rendrait la guerre civile impossible en Russie ( ...). Le développement pacifique de la révolution est possible et vraisemblable si tout le pouvoir est transmis aux Soviets. Au sein des Soviets, la lutte des partis pour le pouvoir peut se dérouler pacifiquement si la démocratie des Soviets est totale... » Lénine compte sur « une immense réserve, les armées des ouvriers plus avancés des autres pays ». Il estime « qu'une proposition de paix juste faite par le prolétariat russe vainqueur dans une guerre civile aurait 99 ,chances sur 100 d'aboutir à un armistice et à la paix, sans verser de nouvelles mers de sang », d'où s'ensuivra le « triomphe de la révolution en Occident ». Un autre article, le 7 octobre, intitulé Les champions de la fraude, explicite le concept de Lénine en matière de majorité et de minorité : « Dix soldats ou dix ouvriers convaincus d'une usine arriérée valent mille fois plus qu'une Biblioteca Gino Bianco 267 centaine de délégués ramassés par les Liber-Dan [c'est-à-dire les socialistes] dans différentes délégations. » L'article suivant, paru les 9 et 10 octobre, sur les Tâches de la révolution, formule le droit de « toute nationalité, sans une seule exception ( ...) de décider elle-même » de son sort et d'obtenir « la liberté entière, y compris la liberté de se séparer ». Une fois de plus, Lénine affirme que les Soviets, maîtres du pouvoir, « pourraient à présent encore - et c'est probablement leur dernière chance - assurer le développement pacifique de la révolution, l'élection pacifique des députés du peuple, la lutte pacifique des partis au sein des Soviets, la mise à l'épreuve des programmes des différents partis par la pratique, le passage pacifique du pouvoir d'un parti à un autre ». Insistant pour que le Parti mette l'insurrection à l'ordre du jour, Lénine écrit le 10 octobre dans une lettre à Smilga : « L'histoire a fait aujourd'hui de la question militaire la question politique essentielle. » Puis, le 13 octobre, jugeant que La crise est mûre ( titre d'un article) il signale « les symptômes d'une veille de révolution à l'échelle mondiale » ; il cite le témoignage d'un officier du front d'après lequel « les soldats ne se battront plus » ; il réitère tous ses arguments précédents et, en raison des réticences de ses compagnons les plus proches, il termine en écrivant : « Je dois présenter ma demande de démission de membre du Comité central », considérant qu'attendre plus longtemps serait « la perte de la révolution ». Ainsi Lénine a recours au moyen de pression ultime, sa démission, pour décider le Comité central à entreprendre l'action directe. * * * LES BOLCHÉVIKS GARDERONT-ILS LE POUVOIR ? Lénine répond à cette question, qui sert de titre, dans une brochure devenue célèbre. Il y compare les Soviets à la Commune de Paris, un de ses thèmes favoris, pour en tirer argument dans le sens de la prise immédiate du pouvoir (encore que les Soviets soient « décomposés et putréfiés », et bien que la Commune patisienne n'ait guère de commun avec les Soviets). Il y énonce sa thèse doublement spécieuse selon laquelle les 240.000 membres de son parti pourront « diriger la Russie », puisque 130.000 propriétaires fonciers la dirigeaient jusqu'alors. Pourtant il avait reconnu « l'absence de toute statistique » sur les effectifs du Parti et il ne pouvait ignorer que l'afflux, indéniable, des nouveaux adhérents révé- ,

268 lait un désir de paix· à tout prix, non de communisme au prix d'une guerre civile. Et cinq ·ans plus tard, au XIe Congrès du Parti, alors que le régime soviétique s'était définitivement affermi, Lénine avouera sans fard : « Les communistes sont une goutte dans l'Océan, une goutte dans l'océan populaire. Ils ne sauront conduire le peuple dans leur voie qu'à la condition de la tracer d'une façon juste ... » Le Comité central hésitait toujours à se rendre aux objurgations de Lénine, qui s'impatiente et lui adresse, le 14 octobre, une lettre pressante : « Tout atermoiement devient positivement un_ crime ( ... ). En Allemagne, il est évident que la révolution est en marche ( ...). Avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, nous avons incontestablement la majorité dans le pays ( ... ). Dans ces conditions, attendre est un crime. Les bolchéviks n'ont pas le droit d'attendre le Congrès des Soviets, ils doivent prendre le pouvoir sur-le-champ. Ce faisant, ils sauvent la révolution mondiale ( ...). Attendre est un crime envers la ·révolution. » En même temps Lénine rédige des Thèses qui rééditent ses formules, car « malheureusement, dans les instances les plus élevées du Parti, on constate des hésitations, une sorte de crainte devant la lutte pour le pouvoir », etc. Il exige que le Congrès des Soviets, dont la réunion est proche, soit mis devant un fait accompli : « l'insurrection victorieuse ». Une nouvelle lettre, celle-ci du 20 octobre, répète ce que Lénine a dit tant de fois, accuse encore Kérenski de comploter pour livrer Pétrograd aux Allemands et de vouloir transférer à Moscou le siège du gouvernement. Elle préconise une « insurrection rapide et générale ». Le lendemain, toujours·· de sa cachette, Lénine envoie ses Conseils d'un absent qui identifient le « pouvoir révolutionnaire prolétarien » au parti bolchévik, précisent que cela implique une « insurrection armée », rappellent que l'insurrection est un « art », énoncent cinq règles d'action militaire stratégique et tactique pour garantir la réussite de l'offensive. Conclusion : « Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale' dépend de deux ou trois jours de lutte. » Coup sur coup, Lénine envoie une autre lettre à ses collègues du Comité central pour les stimuler : « L'heure est telle que temporiser, c'est aller à une mort certaine (...). La montée de la révolution mondiale est incontestable ( ...). Nous serons véritablement traîtres à l'Internationale s1, en un tel moment, ( ...) BibliotecaGino Bianco-=-- LE CONTRAT SOCIAL nous répondons à l'appel des révolutionnaires allemands seulement par des résolutions. » Pour la n-ièm~ fois, Lénine répète que Kérenski veut livrer Pétrograd aux Allemands et installer le Goùvernement provisoire à Moscou, donc que l'insurrection est urgente : « La temporis_ation, c'est la mort. » Le 23 octobre, au Comité central, Lénine (sorti de sa .cachette) « constate que depuis le début de septembre, il se manifeste une_ certaine indifférence à l'égard de l'insurrection ». Il ne conteste pas « l'absentéisme et l'apathie des masses », ce qui peut « s'expliquer par le fait que les masses en ont assez des paroles » .. . Or, « la majorité est aujourd'hui avec nous ( ...). Les conditions politiques sont donc réalisées. Il faut examiner l'aspect technique de la question ( ...). Attendre jusqu'à l'Assemblée constituante qui, chose évidente, ne sera pas pour nous, est inconcevable ... » La résolution votée donne satisfaction à Lénine dont elle reprend tous les arguments trop connus, notamment la « croissance de la révolution socialiste mondiale dans toute l'Europe », et tout cela « met l'insurrection armée à l'ordre du jour ». Mais deux voix, celles de Zinoviev et de Kamenev, se sont élevées « contre », et il y a eu quatre abstentions (le Comité central n'était pas au complet). Les opposants ont fait état de l'inertie des « masses », de la faiblesse numérique du Parti ; ils doutent du noir .dessein prêté à Kérenski comme des perspectives de révolution « mondiale », et ils ne tiennent pas la future Constituante pour quantité négligeable. Lénine répond aux opposants et aux pessimistes, à la séance suivante du Comité central : « Il est impossible de déterminer notre attitude d'après l'état d'esprit des masses, car il est changeant et imprévisible. » Il estime proprio motu que les masses « ont donné leur confiance aux bolchéviks et exigent d'eux non pas des paroles, mais des actes... ». Contre les objections qui se réfèrent à l' armée, Lénine déclare « qu'il ne s'agit pas. de combattre la troupe, mais d'une lutte entre une partie des troupes et l'autre », donc une affaire militaire. En effet, le Gouvernement provisoire ayant voulu envoyer au front les troupes désœuvrées, démoralisées, indisciplinées, encasernées à Pétrograd, · il ne put s'en faire obéir, alors qu' el1es déféraient volontiers aux ordres démagogiques du Soviet. En outre, le Rarti avait organisé à son profit des détachements de jeunes ouvriers armés en « gardes rouges ». Kérenski ne ~uvait compter sur personne et,

B. SOUVARINE à la force physique, n'avait à opposer que des forces morales. * * * Au COMITÉCENTRALl,es principales raisons des opposants et des hésitants se résumaient comme sllit : nous n'avons pas la majorité dans le peuple·; la bourgeoisie n'est plus assez forte pour faire échouer la Constituante; nous devons exiger du gouvernement la convocation de la Constituante, où les bolchéviks seront une opposition puissante ; la bourgeoisie ne peut pas livrer Pétrograd aux Allemands ; rien dans la situation internationale ne nous presse d'agir ; tous les partis sont contre nous, les cheminots et les postiers aussi ; Pétrograd n'a de pain que pour deux ou trois jours ; si nous n'obtenons ni paix ni armistice, les soldats peuvent ne pas vouloir d'une guerre révolutionnaire ; les masses ne sont pas d'humeur à descendre dans la rue ; enfin un parti marxiste ne saurait « ramener la question de l'insurrection à un complot militaire ». A quoi Lénine répond par une lettre qui n'occupe pas moins de vingt-deux pages dans un tome de ses Œuvres et que le journal du Parti publie du 1er au 3 novembre, verte réplique point par point qui réitère et développe toutes les affi~mations précédentes, de plus en plus catégoriques. Il ne convainc pas pour autant Zinoviev et Kamenev qui donnent à la N ovaïa J izn, journal de Maxime Gorki, un article justifiant leur position et critiquant implicitement celle du Comité central. Lénine dénonce derechef leur « trahison » dans une lettre que les autres dirigeants préfèrent ne pas publier, de même qu'une nouvelle lettre, du 1:er novembre, où Lénine propose d'exclure du Parti les deux dissidents. Enfin le 6 novembre, Lénine somme le Comité central d'agir « à tout prix, ce soir, cette nuit », sans plus tergiverser, pour mettre le Congrès des Soviets devant un fait accompli : « Le peuple a le droit et le devoir de trancher de telles questions non par des votes, mais par la force (...). Attendre pour agir, c'est la mort. » A la question : « Qui doit prendre le pouvoir? », Lénine répondait : « Cela importe peu en ce moment : que le Comité militaire révolutionnaire le prenne, ou une autre institution ... » Ce Comité militaire nommé de fraîche date (26 octobre) par le Soviet de Pétrograd que présidait Trotski, avait également Trotski à sa tête, - et la garnison de la capitale à ses ordres. Un « Centre militaire » de cinq membres désignés par le Comité central lui Biblioteca Gino Bianco 269 fut incorporé. Trotski disposait ainsi d'un véritable état-major insurrectionnel, qui prenait ses mesures au vu et au su de tous. « Au centre de ce travail de mobilisation se tenait le Soviet de Pétrograd qui avait démonstrativement élu président Trotski, le tribun le plus brillant du mouvement prolétarien », a écrit Boukharine. Au Soviet de Pétrograd, Trotski ne craignit pas de proclamer : « On nous dit que nous préparons un état-major rur saisir le pouvoir. Nous n'en faisons pas 1nystère. » Il pouvait compter sur la garnison, prête à tout plutôt que de partir pour le front. « L'issue de l'insurrection du 7 novembre était déjà prédéterminée au moins aux trois quarts quand nous nous opposâmes à l'éloignement de la garnison de Pétrograd ( ...). Depuis que, sur l'ordre du Comité militaire révolutionnaire, les bataillons s'étaient refusés à sortir de la ville, nous avions dans la capitale une insurrection victorieuse à peine voilée ( ...). L'insurrection du 7 novembre n'eut qu'un caractère complémentaire » : ce témoignage convaincant est de Trotski lui- " meme. Le coup de force s'accomplit prosaïquement dans la nuit du 6 au 7 novembre. « Les points les plus importants de la ville furent occupés par nous pendant cette nuit décisive presque sans con1bat, sans résistance, sans victime », liton chez Trotski, maître des opérations. En ouvrant la séance extraordinaire du Soviet de Pétrograd, le 7 novembre, Trotski prit la parole en ces termes : « Au nom du Comité militaire révolutionnaire, je déclare : le Gouvernement provisoire n'est plus ( ...). La garnison révolutionnaire qui est à la disposition du Comité militaire révolutionnaire a dissous la réunion du Préparlement ( ...). On nous disait que le soulèvement de la garnison à ce moment allait provoquer un massacre ( ...). Jusqu'à présent aucun sang n'a coulé ( ...). Les habitants dormaient tranquillement sans savoir que pendant ce temps le pouvoir était remplacé par un autre. » Si le prolétariat, si les « masses » avaient dû intervenir, la population aurait passé une nuit moins tranquille. Seule la prise du Palais d'Hiver défendu par des élèves officiers et des femmes-soldats donna lieu dans la journée du 7 à un bref combat, démesurémen·t grossi dans les « souvenirs » rétrospectifs. Au dire d'Adolphe Iofie, membre du Comité militaire ' on ne compta que six victimes. Le petit croiseur Aurore, embossé sur la Néva, n'eut qu'un rôle décoratif et ne tira qu'un coup à blanc en guise de signal. ' Au nom du Comité militaire (dont il n'était pas membre ...) Lénine lança une courte procla- ,r

270 mation « Aux citoyens de la Russie » disant pour l'essentiel : « Le pouvoir de l'Etat est passé aux mains de l'organe du Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, le Comité militaire révolutionnaire... » Signé : le Comité militaire révolutionnaire. Sous la phraséologie de circonstance où le « prolétariat » et les « masses » servaient de pseudonymes à Lénine, la seule réalité efficace était bien le Comité militaire du Soviet : les faits et les textes irréfutables de l'époque l'attestent. Le coup d'Etat fut une conjuration militaire réalisée sous la direction d'un comité militaire contre un gouvernement sans défense militaire. Là gît la tare originelle du régime soviétique. Trotski ne s'est pas gêné, à la tribune du Soviet, de parler ouvertement du soldat « aux mains de qui se trouve le pouvoir ». Lénine a pu dire post factum : « Il était facile de commencer la révolution dans un pays pareil. C'était plus aisé que de soulever une plume. » John Reed a pu écrire dans son fameux livre : Dix jours qui ébranlèrent le monde : « Seuls Lénine et Trotski étaient pour l'insurrection », façon de s'exprimer qui en dit long sur la part du prolétariat dans cette « grande révolution prolétarienne». Trotski n'eut donc pas tort d'écrire que « sans Lénine et sans moi, il n'y aurait pas eu de révolution d'Octobre ». Staline eut raison de reconnaître que « tout le travail d'organisation. pratique de l'insurrection s'effectua sous la direction immédiate de Trotski ». Et tout le reste est littérature, comme a dit le poète à propos d'autre chose. * ** AINSI LÉNINEavait réussi non seulement à devancer de quelques semaines l'Assemblée constituante dont il pressentait (23 octobre) qu'elle « ne sera pas pour nous », mais aussi à précéder de quelques heures le deuxième Congrès des Soviets dont la majoriti ne lui paraissait pas· sûre, malgré l'afflux prévisible de délégués bolchéviks encadrés par les « révolutionnaires professionnels » du Parti qui allaient représenter les soviets locaux « décomposés- et putréfiés » dont ils s'étaient rendus maîtres. Les socialistes-révolutionn·aires et les menchéviks quittèrent le Congrès des Soviets, à l'exemple de tant des leurs qui avaient déserté les soviets locaux, laissant le champ libre aux futurs communistes, toute discussion étant inutile et, d'ailleurs, impossible avec des rivaux devenus ennemis intraitables : autant palabrer avec un mur. Lénine av~t ·écrit naguère à juste BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL titre (29 septembre, cf. supra) que seule « l'alliance des bolchéviks avec les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks (...) rendrait la guerre civile impossible » et (10 octobre, cf. supra) qu'elle pourrait « assurer le développement pacifique de la révolution ». Autant en emporta le vent d'Octobre. L'intransigeance de part et d'autre rendit la guerre civile inévitable. Entre deux minorités, comme Pierre Struve l'a bien expliqué plus tard dans ses commentaires, et le gros de la population se tenant sur l'expectative, une lutte atroce allait s'ensuivre dans laquelle devait l'emporter la minorité la mieux organisée, la moins traditionnelle, la plus éner- . gigue. Il appert des textes cités plus haut comme de tant d'autres reproduits dans notre revue précédemment, tiré de L'Etat et la Révolution en particulier, que Lénine s'était trompé, parfois avait trompé, sur toute la ligne, sauf sur un point : la possibilité de s'emparer aisément du pouvoir. Sur ce point seulement, de caractère pour ainsi dire technique, il a eu raison contre ses camarades du Comité central qui ne l'ont suivi qu'à contrecœur. Mais jamais il n'avait été question dans un parti socialdémocrate, et le parti de Lénine se dénommait encore ainsi, de s'emparer du pouvoir unique- - ment pour tenir le pouvoir, puis de le conserver coûte que coûte, en sacrifiant les principes, le programme et des millions de vies humaines. On a donc ici le droit de se citer soi-même, à plus de trente ans d'intervalle : « Les bolchéviks avaient promis la Constituante sans délai ; ils durent l'ajourner, puis la dissoudre. Ils protestaient contre la peine de mort dans Parmée ; _ils la rétablirent après l'avoir supprimée, puis la décrétèrent pour les civils comme pour les militaires. Ils s'oppo- . saient v,iolemment au transfert de la capitale à Moscou ; ils le réalisèrent. Ils reconnaissaient aux nationalités le droit à l'indépendance ; ils les incitèrent à se séparer de plein gré pour les soumettre ensuite de vive for.ce. Ils dénonçaient avec véhémence toute paix séparée ; ils furent contraints de la signer. Ils s'étaient engagés à mener plutôt une guerre révolutionnaire ; ils ne purent tenir parole. Ils voulaient la paix démocratique ; ils subirent une paix honteuse' (Lénine dixit). Ils promettaient la terre aux paysans ; ce fut pour en I confisquer les produits (ensuite, pour !'étatiser). Quant à l'abolition de la police, de l'armée permanente et du fonctionnarisme, on la renvoya sine die ; les institutions condamnées par Lénine devaient

B. SOUVARINE survivre sous d'autres noms : Commission extraordinaire (Tchéka), Armée rouge, bureaucratie soviétique. « Autrement dit, le programme bolchéviste s'avéra inapplicable au moment de passer de la théorie à la pratique, si sincères qu'en fussent les promoteurs. La seule chose réalisable et accomplie, la prise du pouvoir, tenait à un enchaînement de circonstances unique : « Si nous n'avions pas pris le pouvoir en Octobre, jamais nous ne l'aurions eu », reconnaît Trotski. Selon le mot de Lénine, tout avait été « suspendu à un cheveu ». Détoûrnés par la guerre civile de leur ligne de conduite préétablie, les bolchéviks ne purent davantage, et pour la même raison, se conformer à leur plan de socialisation par étapes ... ~ Incontestablement, Lénine s'est avéré politique très habile, s'est révélé remarquable stratège et tacticien de guerre civile ; il a su analyser la situation, supputer le jeu des forces en présence ; il a saisi le pouvoir à l'heure propice pour ne plus s'en dessaisir ; mais en tant qu'idéologue, que théoricien, que socialiste prétendument marxiste, sa faillite a été totale et irrémédiable. Le cours des événements n'a que trop justifié ses contradicteurs du Comité central dont le ralliement au succès et l'humilité ultérieure n'effacent pas les vérités qu'ils ont dites quand il en était temps encore. Dussent les mânes de Zinoviev, de Kamenev et d'autres en frémir, il faut rendre justice à ceux des bolchéviks qui eurent la clairvoyance et le · courage pendant quelques jours, en novembre 1917, de contredire Lénine et Trotski enivrés de leur victoire. Au cours des discussions qui eurent lieu après le coup d'Etat entre les principales tendances socialistes, y compris le puissant syndicat des cheminots, pour tenter un compromis et envisager une coalition des « partis soviét~q~es >~ propre à écarter le danger de guerre civile, cinq membres du Comité central démissionnèrent plutôt que d'approuver l'intransigeance de Jeurs leaders hostiles à la formation d'u!1 _gouver~~m~nt incluant les divers partis s~ialist~s. Ç etaient Kamenev, Rykov, Miliouhne, Zinoviev et Noguine qui s'efforçaient d' « éviter une nouvelle effusion de sang » et de « garantir la convocation de la Constituante » ; ils accusaient le « groupe dirigeant du Comité central ( ...) de ne pas tolérer la constitution d'un gouvernement des partis soviétiques ( ...), de défendre à tout prix un gouvernement purement bolchéviste, sans compter les victimes en ouvriers et en soldats que cela pourrait coûter ». Biblioteca Gino Bianco 271 D'autre part, dix membres du Conseil _g_es commissaires du peuple et d'autres organes du pouvoir donnaient leur démission pour les mêmes motifs. Noguine, Rykov, Miliouline, Téodorovitch, Riazanov, Derbychev, Arbouzov, Iouréniev, Fédorov; Larine (et Chliapnikov les approuvant sans démissionner) jugeaient nécessaire de « constituer un gouvernement socialiste de tous les partis soviétiques », estimant « que, hors de cette voie, il n'en reste qu'une : la conservation d'un gouvernement purement bolchéviste par les moyens de la terreur politique ». Tous, par la suite, se sont inclinés pour ne pas rester à l'écart du nouveau régime, tous ont regretté leur « erreur ~ de novembre 1917. Il n'empêche que l'histoire a confirmé leur prédiction : sous le couvert du labarum : « Tout le pouvoir aux Soviets », l'oligarchie du parti bolchévik devenu communiste ne s'est maintenue au pouvoir que « par les moyens de la terreur politique » et « sans compter les victimes ». Ce que nul n'imaginait alors, ni eux ni personne, c'est que de Lénine en Staline la terreur pourrait prendre des proportions aussi fantastiques et que, faute de compter les vie- . times, leur nombre finirait par être incalculable. Or pour l'essentiel, c'est de cela qu'il s'agit. Un lieu commun des plus vulgaires veut qu'avec des « si » ou des « mais », n'importe qui pourrait imaginer n'importe quoi : en vérité, à un certain niveau intellectuel et en connaissance de cause, les « si » et les « mais » à bon escient peuvent permettre de clarifier des affaires ap__Qaremment obscures ou confuses : tout dépend de la qualité des raisonneurs. Entre gens dûment avertis et qui se comprennent, il apparaît certain que si Lénine et Trotski, en novembre 1917, s'étaient prêtés à un partage du pouvoir avec les autres partis socialistes, et si les représentants de ces partis n'avaient pas subordonné leur accord à l'éviction préalable de Lénine et de Trotski, la révolution russe aurait suivi un tout autre cburs, évité de recourir aux moyens barbares sous prétexte de combattre la barbarie, épargné aux populations les tueries, les famines et les souffrances qu'elles ont eues à subir, frayé une voie plus paisible et plus humaine, sauvegardé ses valeurs morales, fécondé son patrimoine intellectuel, évolué sous tous les rapports en harmonie avec la civilisation contemporaine, offert au monde un exemple de progrès social inoubliable. B. Souv ARINE.

RÉALITJjSAMÉRICAINES par Thoinas Molnar • L E VOYAGEUR qui arrive des Etats-Unis avec un souci d'objectivité ne peut s'empêcher de s'étonner, puis de s'alarmer devant l'incompréhension de tant d'Européens."-àl'égard de la politique étrangère de Washington. Pourtant une meilleure intelligence de celle-ci n'est pas un luxe dont on peut se passer, mais une nécessité vitale. Car s'il est, depuis 1945, un phénomène déterminant, c'est bien l'émergence des Etats-Unis comme puissance mondiale, ou plutôt comme seule puissance mondiale partout engagée, partout faisant sentir son poids. On ne veut 1c1 aucunement minimiser le rôle ni l'influence de la Russie soviétique, demain peut-être celle de la Chine, mais enfin, comme l'a reconnu récemment un article insolite du Monde, dans tous les domaines : économique, militaire, politique, Washington l'emporte d'une façon décisive non seulement sur Moscou, mais encore sur une quelconque combinaison de deux ou plusieurs grandes puissances. On n'avait pas connu pareil phénomène depuis l'apogée de l'Empire . romain. Il est donc indispensable, à la fois pour la stabilité du monde et , pour l'intelligence de notre époque, d'évaluer la puissance américaine avec autant de précision que po~sible. Cela est proprement une question de vie ou de mort pour l'ennemi_aussi bien que pour l'allié, sans parler de toute la gamme des nations qui se disent « non ·alignées ». Pourtant, même sur notre planète devenue plus petite, les nations ont tendance à n'étudier de près ·que leurs voisines et 'à limiter les prétentions de leur politique étrangère à veiller au comportement de celles-ci. En outre, toute nation incline à en juger une autre selon son propre point de Biblioteca Gino Bianc.o vue et sa mentalité, comme selon son intérêt. L'erreur fait ainsi partie intégrante de l'optique de chaque pays. Quelles sont les principales erreurs commi-. ses, dans les pays européens, au ~ujet des Etats-Unis ? Elles peuvent être classées en deux catégories : 1. les jugements faux sur la vie aux Etats-Unis en général, c'est-à-dire sur l'American way of life et sa signification ; 2. l'incompréhension du mécanisme qui projette l'ensemble des caractéristiques constituant l' American way of lif e sur le plan de la politique étrangère de Washington. Il est facile de tomber dans ces deux types d'erreurs, même pour le correspondant d'un journal parisien à New York ou à Washington, à plus forte raison quand on s'y trouve en qualité de diplomate. Dans le~ deux cas, on a affaire à des gens faisant partie, grosso modo, de l'intelligentsia qui parle le langage international, échange des idées toutes faites et des politesses. Il est incontestable que l'intelligentsia est, de tous les milieux, le plus influent ; · mais tbut d'abord il n'est nullement certain que les propos et les actes de ses membres aillent dans le même sens ; ensuite, on peut affirmer que le pouvoir combiné des· autres classes de la population l'emporte sur celui des intellectuels : pas forcément en ce que l'intel-· ligentsia a de plus vivace et de plus articulé, mais en matière de traditions, d'attitudes routinières, de bon sens et d'intµition profonde. , * * * Nous VIVONS à une époque de grande confusion politique. Cette confusion, produit d'idéologies en conflit, est. encore aggravée par la

TH. MOLNAR prétention qu'a le système démocratique de parler au nom du peuple; ainsi chaque idéologie moderne, avec son arsenal de slogans démocratiques et universels, feint d'exprimer l'aspiration de la planète tout entière. Dans ces conditions, l'accord interne d'un peuple, s'il est authentique, devient une arme cent fois plus précieuse au service du gouvernement que des mégatonnes de bombes nucléaires. Or il est évident que les idéologies totalitaires divisent plus qu'elles ne rassemblent les membres des nations qui les subissent. Comme on ne combat une idéologie qu'à l'aide d'une autre idéologie, sous une surface artificiellement tranquille, les pays en question sont profondément divisés. Les Etats-Unis constituent un peuple quasiment monolithique dans sa manière de vivre, ses goûts, ses aspirations. Système démocratique, idéologie démocratique· pe sont plus alors un faux-semblant, une drogue administrée par des sorciers cyniques, mais bien un avantage : chaque jour, ils confirment le monolithisme et l'adoucissent en même temps par les divergences àuxquelles ils assurent un champ d'action considérable. Cela confère au gouvernement américain, et en premier lieu au Président, un pouvoir que peu de gouvernements possèdent de nos jours : une légitimité pleine et entière, dans le sens donné à ce terme par Guglielmo Ferrero. L'erreur de tant de commentateurs de presse à l'étranger, notamment en France, est d'appliquer une sorte de schéma « marxiste » aùx événements américains. Ils le font avec d'autant meilleure conscience que les EtatsUnis passent par une période difficile : il ne s'agit pas de la guerre du Vietnam, comme on pourrait le penser, mais simplement de la crise de croissance d'une grande puissance, crise vieille d'un demi-siècle à peine. La guerre du Vietnam, raisonnent ces auteurs (que nous supposerons de bonne foi), porte à la surface de la vie américaine les contradictions qu'en général on y supprime ou qui n'y existent qu'à l'état latent à cause de la prospérité générale. Dans ces conditions, l' « aile marchante » de la société, étudiants et intellectuels, s'y trouve c:J'oreset déjà confrontée aux milieux industriels et militaires, c'est-à-dire bourgeois. Dans certains journaux étrangers, on a tôt fait de parler de « lutte de classes », évoquant la campagne « contre ·1a pauvreté ». Pour faire bonne mesure, on y ajoute la « lutte coloniale : la violence raciale donne en effet l'impression d'un duel à mort, en vase clos, entre Noirs et Blancs, sans possibilité, pour les uns Biblioteca Gino Bianco 273 de gagner leur « indépendance », pour les autres d'effectuer un retrait prudent vers la « métropole ». Cependant ce schéma « marxiste » ( ou encore « colonialiste ») ne s'applique aucunement aux Etats-Unis. Le monolithisme de la société américaine n'est pas un mythe inventé pour la tranquillité des « classes dirigeantes » ou l'apaisement des « classes prolétariennes ». C'est plutôt le produit, lointain mais tenace - produit idéologique si l'on veut, - d'un objectif religieux réalisé (celui des pèlerins du xvue siècle), auquel s'ajoutent les réalisations successives des aspirations d'autres générations d'immigrants. Bref, l'objectif fondamental : création d'un lieu privilégié pour tous les assoiffés de liberté, cet objectif n'a pas changé. Les obstacles, résistance aux droits civiques des minorités ou à l'émancipation économique de tel groupe, ne sont jamais considérés comme définitifs. La foi en l'initiative privée prévoit même ces droits civiques et cette émancipation comme le fruit d'efforts et de luttes : ce fut le cas des Irlandais, des Italiens, des juifs, des ouvriers organisés, et aujourd'hui des Noirs. Mais justement à cause du monolithisme de base et de l'objectif national (ou social) défini une fois pour tau tes, dans de tels conflits la victoire n'est jamais conçue comme devant être remportée en dehors du système ; aucun bouleversement social n'est envisagé, car ledit système est élastique. Selon l' « idéologie » américaine, il ne peut y avoir d'objectif collectif plus exaltant que, précisément, l'état de prospérité et de bonheur réalisé, à chaque moment historique, par les Etats-Unis. Aucune catégorie sociale (Noirs, ouvriers, hommes d'affaires, etc.) n'est par excellence porteuse de la promesse de cet état idéal, lequel surgit de leur collaboration. Monolithisme et pluralisme, esprit d'initiative et esprit civique trouvent ainsi un large terrain d'entente et d'action commune. Remarquons d'ailleurs que, pariant de « monolithisme », nous n'en tendons pas absence d'agitation, de conflits et de turbulençe. Tocqueville observait déjà qu'une certaine placidité collective est entretenue par la démocratie en Amérique, et que la vie publique y est à la fois morne et agitée. Mais ce bruit que tous, groupes et individus, doivent produire afin de se faire entendre, afin aussi de participer à l'existence collective et au jeu démocratique, ne veut pas dire qu'une certaine uniformité de pensée ne l'emporte pas sur des divergences apparentes. ,

274 De la même façon il est incontestable que le marxisme trouve, chez les intellectuels américains, un écho souvent inquiétant. Encore importe-t-il de distinguer entre la minuscule minorité communiste (quelques milliers de personnes) et les intellectuels qui, pour des raisans de prestige, aiment à s'exprimer en langage marxiste - sans pour autant trahir l'idéologie américaine qui reste leur idéal. Aux yeux de ceux-ci, le marxisme, version brutale du méliorisme, parce qu'adaptée aux sociétés traditionalistes ou rétrogrades de l'Asie, de l'Amérique latine - voire de l'Europe, - le marxisme, donc, pourrait agir au sein de la société américaine comme un stimulant, un mécanisme accélérateur vers l'idéal américain ·, cela en dépit du fait qu'il ne pourrait perfecti~nne! le système américain en tant que tel, n1 assigner au pays un autre idéal que l'idéal « américain », c'est-à-dire pluraliste démocra- . ' tique, etc. ·* ** P , AR VOIE DE CONSEQUENCE, nous nous trouvons devant le paradoxe suivant, source de nombreuses erreurs de calcul à l' étranger : l'Am:éricain qui a soùvent l'air d'un être instable, superficiel, d'un capricieux et d'un adorateur ~e toute espèce de nouveauté, est au fond profondément conservateur, tourné moins vers l'avenir que vers l'idéal proclamé par ses ancêtres, idéal auquel il reste fidèle. Peu doué d'imagination, il ne conçoit d'autre cadre au bonheur que celui qui est le sien. A chaque moment de son existence, il l'affirme : l'American way of life consiste non pas en un désir d'y apporter le moindre changement d'orientation, mais d'agrandir, d'élargir, d'augmenter ce qui existe déjà. T~l est le secret de son fameux matérialisme. Les Américains ne sont pas plus rapaces que d'a-utres, mais ils croient s'approcher de l'idéal par des quantifications successives de leurs ré?lisations. · Ainsi lorsque le correspondant du Monde à Washington décoche ses flèches empoisonnées contre le présiqent Johnson (7 juillet 1.967) qui énumérait, le soir de sa rencontre récente avec Kossyguine à Glassboro, les réalisations américaines (deux tiers des voies ferrées et ' des automobiles du monde sur le territoire des Etats-Unis), il a eu la vision brouillée· par son mépris de l'AfUérique « matérialiste ». En vérité, le président Johnson se vantait, en pur style américain, de ces chiffres parce qu'ils ont pour lui et ppµr son peuple, valeur de sym~ bole. En ajoutant que l'humanité entière aura Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL droit un jour à ce même bien-être, il prêçhait une sorte de croisade conçue à l'américaine, en chef qui venait de gagner une partie décisive contre un adversaire à la fois réel et fictif. Car, , aux yeux des Américains, Kossyguine est moins · le chef d'une grande puissance rivale que le représentant d'une idéologie cherchant à atteindre les objectifs américains ailleurs que 1à où ils se trouvent. · .. L'important serait de se rendre compte que le président Johnson ne parle pas qu'en son nom personnel. La naïveté qui pousse certains journaux françai~ à déceler toutes sortes de divisions dans l'opinion publique américaine est presque touchante. Plus souvent, d'ailleurs, les reporters admettent que, si la division existe, le parti anti-Johnson (en l'occurrence à propos de la guerre du Vietnam) n'a pas encore pris consistance, est encore amorphe, etc. Ces ' mêmes journalistes lancent alors des noms autour desquels, à leur avis, l'opposition ne manquera pas de se cristalliser : soit des démocrates tels que Fulbright et Kennedy soit un républicain comme Romney. ' C'est concevoir les buts de la politique étrangère de Washington sur le modèle de ceux d'autres pays, ravagés de luttes intestines, surtout de pays au soir de leur puissance, partant désunis, divisés sur la voie à suivre. La diplomatie .de Washington est, en demièr~ analyse, inspirée moins par les vues de l'esprit chez certains intelle~tuels progressistes que par l'instinct profond du peuple, instinct qui coïncide avec les grands intérêts de la nation. A première vue, le parti républicain serait le parti nationaliste, gardien véritable de cet instinct et de ces intérêts, tandis que les démo- , crates, parti des petites gens, seraient pacifistes, soucieux uniquement de réformes sociales. La . , ' . presse « progressiste » etrangere en tient d'ordinaire pour cette interprétation, ainsi d'ailleurs que les « libéraux » américains. La vérité ·est autre : les républicains inclinent vers l'isolationnisme, exaltant les avantages de la fortress America; les démocrates, recrutant leur électorat parmi la population urbaine, sont plus agressifs dans leurs visées de politique étrangère, tout en s'exprimant dans un langage messianique à l'intention de l'humanité abstraite. La preuve en est que les EtatsUnis so.q.tentrés dans les guerres de ce siècle sous un président démocrate, tandis que les présidents républicains cherchaient à en sortir. Cela ne signifie pas que les deux partis soient vraiment éloignés dans leur objectif. . d ' 1 and · r qu1 est e creer une seu e gr e puissance

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