248 Autre symbole, « Dans le Taureau de Phalaris », titre de la deuxième partie : Celui qui est conduit par la seule raison ne peut plus recouvrer sa liberté perdue ; il ne lui reste plus qu'à apprendre, et enseigner aux autres, à trouver le « meilleur » dans l'inévitable. Il faut se considérer bienheureux jusque dans le taureau de Phalaris, (...) se laisser placidement mourir entre deux bottes de foin dans la conviction que le monde est régi par la loi à laquelle personne ne peut échapper (...). Placé à égale distance entre l'idée de Dieu et l'idée de l'immortalité, qui toutes deux l'attirent, l'homme (...) ne peut se décider librement, il « sait » que la décision ne dépend pas de lui, et il ira là où le pousse la nécessité (p. 145). Cela est dirigé, par Chestov, contre Socrate et Spinoza ; Luther, lui, abhorre l'idée de nécessité, mais il l'admet, et l'impuissance de l'homme réduit à ses propres forces lui apparaît « comme une suite de la chute : le péché originel ». Chestov avait distingué Luther dès 1914, et maintenant îl est pour lui l'homme aux yeux de qui la seule chance de communier avec la vérité est de s'abandonner « à la volonté de Dieu, qui est par-delà toutes les lois dictées par la morale et la raison » (p. 151). Nietzsche, « quand il fut devant la Nécessité et la regarda dans les yeux, ses forces le trahirent et il demeura paralysé, comme Socrate, comme Spinoza (...). L'idée de la Nécessité parvint à le séduire aussi : il l'adora » (p. 164). Quant à Kierkegaard, Chestov lui consacre une étude très attentive d'une quarantaine de pages, où il suit toutes les fluctuations de sa pensée. Kierkegaard, comme Nietzsche, a fini par reconnaître qu' « il n'est pas donné à l'homme déchu de reconquérir par ses propres forces sa liberté perdue. Le savoir -et la vertu ont paralysé notre volonté » (p. 196). Mais ces deux philosophes, en refusant de rester impassibles devant les horreurs de la Nécessité, ont préparé l'homme à la lutte suprême où il « parviendra peut-être finalement à se délivrer du savoir, à reconquérir la vraie liberté » (p. 198). Chestov, jus.qu'à la fin, a appris. En 1929 seulement il avait, sur les indications de Husserl, découvert Kierkegaard ; dans sa dernière année, il s'initiera à la philosophie hindoue ; en 1932, il lut avec passion le livre qui venait de paraître d'E. Gilson sur L'Esprit de la philosophie médiévale et, des réflexions qu'il lui inspira, il alimenta toute la troisième partie d'Athènes et Jérusalem. Déjà dans Le Pouvoir des clefs, il était question .de l' « hellénisation du christianisme » (p. 196). Maintenant, suivant pas à pas Gilson, Chestov expose comment les penseurs chrétiens, au cours des âges, abandonnent la position de saint Paul : « La Bibl.ioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ·folie dé Dieu est plus sage que la sagesse des hommes », encore admise par Tertullien, pour travailler à une « symbiose de la philosophie grecque avec les vérités de l'Ecriture ». Chez saint Augustin déjà, « la foi est passible du contrôle de la raison » (p. 224 ). Saint Anselme veut que « la foi cherche l'intelligence ». Saint Thomas sauvegarde le principe de contradiction « jusqu'à limiter en son nom la toute-puissance divine », et même saint Bonaventure « voulait obtenir une vérité démontrée ». Bref, « les principes et la technique de la pensée antique s'enroulèrent autour de la révélation judéochrétienne et l'étouffèrent comme le lierre étouffe l'arbre. La foi devint un succédané du savoir » (p. 239). · Alors Chestov va chercher ce qu'est la foi dans !'Ecriture. « La foi abroge le savoir » (p. 243) ; « la foi est une force créatrice (...), un don (...), le plus grand de tous » (p. 245); la· foi n'examine pas ; « c'est ( ...) sur les ailes de la foi que l'on peut survoler tous les murs (...) et les deux fois deux, quatre, érigés et divinisés par la raison » (p. 253 ). « La Bible ne connaît pas le pouvoir de la Nécessité et des lois insurmontables. Elle a introduit dans le monde une idée nouvelle, inouïe : l'idée de la vérité créée, dont le Créateur dispose » (pp. 255-56 ). Elle ne veut pas expliquer le mal, mais le détruire : lors de la Création, le monde était bon - valde bonum. Aussi Kierkegaard avait raison en ·disant que le modèle du pen- .... seur n'était pas Socrate, mais Abraham, le père de la foi. Et seule « peut s'intituler judéochrétienne une philosophie qui se propose non d'accepter, mais de surmonter les évidences et qui introduit dans notre pensée une nouvelle dimension, la foi » (p. 285). Ainsi Chestov conclut son livre. Soixante-quatre aphorismes y sont joints. * * * IL SERAIT FACILE d'exposer la pensée de Chestov comme celle d'un maniaque obstiné à nier les bases mêmes du raisonnement; facile également d'y voir un scepticisme désespéré. Rien ne serait plus injuste. On n'a pas manqué non plus d'adresser au philosophe l'objection classique: vous vous réfutez vous-même, en employant contre le raisonnement le raisonnement aussi. Rien ne serait plus inutile, car il n'était pas sans le savoir. Il faut plutôt comprendre sa manière, l'étendue de sa négation, enfin ·son intention véritable. Sa manière est la provocation : par des assertions tranchantes et apparemment absolues, par
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