QUELQUES LIVRES citations-mythes, pourrait lasser, sans la merveilleuse adresse verbale, et dialectique aussi, quoi qu'il en ait, de notre auteur. Il s'amuse à découvrir chez les philosophes dociles aux catégories classiques de la connaissance des aspects qui lui donnent raison, à lui Chestov, négateur de ces catégories : ce n'est pas trop difficile avec Platon, mais le jeu s'applique aussi à Aristote lui-même, quitte à avouer ensuite que chez lui il s'agit d'un accident. N'est-ce pas aussi une spirituelle trouvaille que le titre même du Pouvoir des clefs ? Ce pouvoir, ce droit d'ouvrir le royaume des cieux, auquel « les matérialistes et les athées prétendent ( ... ) tout aussi bien que ( ... ) les successeurs de saint Pierre » (p. 73 ), Chestov le découvre réclamé déjà par Socrate, et par Luther. Pour donner une idée des trouvailles imprévues sur lesquelles le lecteur tombe à chaque instant dans ce livre, citons au hasard des pages quel- , ques pensees : Une philosophie conséquente avec elle-même et rigoureusement logique finit à la longue par devenir insupportable. S'il faut philosopher, que ce soit au moins au jour le jour, sans tenir compte aujourd'hui de ce qu'on a dit hier (p. 81). Si un jugement se trouve être contradictoire, cette contradiction ne suffit pas à le ruiner (p. 82). Il y eut au Moyen Age un certain Pierre Damien qui affirmait qu'il est possible à Dieu de faire que ce qui a déjà eu lieu ne soit pas : et je crois qu'il n'est pas mauvais de jeter ce bâton dans les roues du char rapide de la philosophie (p. 91). Il arrive souvent qu'un seul individu admet à la fois plusieurs vérités contradictoires. Il ne peut donc être question de principes et de conclusions indiscutables (p. 106). [Selon Platon], celui qui a vécu vertueusement aura conservé son âme nette de toute tache, [mais au contraire] l'âme l'un bourgeois, d'un rentier est bien plus nette et plus lisse que celle de Socrate, de Tolstoï, de Shakespeare ou de Dostoïevski ( ...). Si Minos suivait les règles de Platon, il enverrait Dostoïevski et Shakespeare aux Enfers et peuplerait les Champs-Elysées de rentiers français et de paysans hollandais (p. 121). L'habitude que nous avons de ne considérer comme vrai que ce qui est démontré est la plus détestable et la plus malheureuse des habitudes (p. 157). La constance des phénomènes de la nature est un fait énigmatique et mystérieux ( ...), presque antinaturel (. ..). La loi des grands nombres (...) n'explique rien ( ...). Il est inexplicable que les graines de betterave ne produisent jamais d'ananas et que les rayons lumineux n'ont jamais suivi de lignes courbes (pp. 158-60). Il y a des certitudes que crée en nous la connaissance de la vérité, mais il y en a d'autres qui naissent de parents tout différents. On peut même admettre ( ...) la génération spontanée ( ...), don gracieux du ciel, ( ...) accordé (...) aussi (...) en châtiment de nos péchés [car, n'en déplaise à Descartes,] Dieu trompe les hommes, et la Bible en parle maintes fois (pp. 174-7.5). Impossible de continuer ce florilège, mais ce peu aide à saisir la manière et la griffe de l'auteur. Biblioteca Gino Bianco 247 PouR PÉNÉTRER dans la pensée de Chestov, il faut lire entièrement au moins Athènes et Jérusalem. C'est là qu'elle est exprimée avec le plus de cohérence, dans son dernier état, bien que cette fois encore les aphorismes numérotés de la quatrième partie occupent près de la 1noitié du volume. Le sous-titre, « Un essai de philosophie religieuse », rend compte du contenu : « Athènes », c'est la philosophie rationnelle, et « Jérusalem », la religion. Chestov, en maintenant la conjonction « et », se conforme, dit-il, à l'histoire, qui depuis deux mille ans a refusé d'opposer les deux termes ; mais personnellen1en t il écrirait plus volon tiers « ou », et en somme il choisira « Jérusalem ». Car il y a en réalité opposition radicale entre le psalmiste qui clame vers Dieu De profundis clamavi ad te, Domine ..., et l'homme conduit par la seule raison, qui sait qu' « il est absolument inutile de clamer vers Dieu du fond de l'abîme » (p. 28). Et tout le livre tend, comme l'auteur lui-même l'expose dans sa Préface, à « rejeter ( ... ) le pouvoir des vérités inanimées et indifférentes à tout », avec leurs contraintes physiques et morales, pour « aller vers une autre source de vérité (... ), la foi ( ... ), qui est cette dimension de la pensée où la vérité s'abandonne sans crainte, joyeusement, à l'entière disposition du Créateur » (p. 36 ). Dans sa première partie, au titre symbolique : « Parménide enchaîné », Chestov proteste contre la vérité qui a le pouvoir selon Aristote de forcer, de contraindre Parménide : « Ne devons-nous pas nous dire que penser ne signifie pas regarder en arrière ( ... ), mais regarder en avant ? Et qu'il ne faut même pas regarder, mais aller au hasard, les yeux fermés, sans rien prévoir ( ... ), sans se préoccuper de s'adapter à des lois, grandes et petites ( ... ). En général, oublier la peur, la crainte, l'inquiétude (... ), se dresser contre l'Anagkè elle-même, tenter de libérer le vivant et sensible Parménide » (pp. 54-55) ... Pour s'arracher à l'Anagkè, « il faut tout oser », et même « se lier d'amitié avec la mort ». Car, « en présence de la mort ( ... ), les évidences humaines fondent, s'évanouissent ( ... ). Epictète avec ses menaces, Aristote avec ses vérités qui contraignent, Kant et Hegel avec leurs impératifs ( ...) ne sont terribles que pour ceux qui s'accrochent désespérément aux plaisirs, fût-ce même au plaisir que donne la contemplation ... » Et, « de l'autre côté de la raison et du savoir, là où finit la contrainte, Parménide enchaîné ( ... ) acquerra de nouveau la liberté primordiale » (pp. 105-106). Parménide, c'est naturellement le symbole des hommes pensants, et plus ou moins de tous les hon1mes.
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