246 nomme La Voix souterraine et que Boris de Schlœzer, dans le Dostoïevski de la Pléiade, avait intitulé Le Sous-Sol. C'est là, en effet, qu'on voit le héros, l'homme du souterrain, tirer la langue aux principes de la raison et s'insurger contre 2 X 2 = 4 ; piétiner les lois de la morale et proclamer : « Périsse le monde, mais que j'aie ma tasse de thé ! » Chestov n'est pas fâché que les lois de la morale soient mises à mal, comme celle de la raison : toutes les lois oppriment. Nietzsche, plus catégoriquement encore que Dostoïevski, s'est placé audelà du bien et du mal : « Il ne désirait rien tant que détruire tous les systèmes inventés par les hommes » (p. 150). Le même volume qui contient La Philosophie de la tragédie donne aussi au lecteur Sur les confins de la vie (L'apothéose du déracinement), ouvrage qui date de 1905. Là, Chestov reprend plus catégoriquement sa lutte contre normes, principes, postulats, théories et systèmes. Ne constatons-nous pas que « chaque nouvelle génération invente ses vérités, qui n'ont rien de commun avec celles des générations précédentes et même les contredisent » ? (p. 197) ; que les prétendues vérités des hommes sont influencées par les contingences de la vie et « ne sont bonnes qu'à servir à quelque action pratique » ? (p. 246) ; que « la condition première et essentielle de la vie, c'est l'absence de toute loi » ? (p. 269). La science tire ses lois de la répétition et de l'expérimentation, « mais les faits individuels uniques nous disent plus que les faits qui se répètent régulièrement » (p. 330). Ainsi ce que Chestov oppose aux lois sous toutes leurs formes, c'est la vie. « Rien n'est impossible dans l'univers », voilà la seule affirmation permise (p. 337). Vivons sans lois et sans systèmes : est-ce si terrible ? Lui-même s'interdit toute mise en forme de sa pensée : son livre est une suite d'aphorismes, de libres. propos sur les sujets les plus variés. L'humour, l'ironie parfois soulignent, parfois tempèrent la vivacité · du propos, et toujours communiquent à l'ouvrage le charme d'une conversation avec un homme d'une vaste érudition, d'une étonnante dextérité dans le corps à corps avec les doctrines, et d'infiniment d'esprit. La tendance générale cependant est nette et constante : la théorie démentie par la vie. Tel sera Chestov dans toute son œuvre. Cependant une seconde période se laisse distinguer dans sa pensée· : elle est représentée, dans les volumes recensés, par Le Pouvoir des clefs qui est de 1923, et par Athènes et Jérusalem, dont la Préface est datée ·d'avril 1937, dix-huit BibliotecaGino Bianco .. , LE CONTRAT SOCIAL mois avant la mort du penseur. A ces deux ouvrages il conviendrait d'ajouter Sur la balance de Job, dont une partie essentielle, Les Révélations de la mort, a paru en traduction française en 1923. Cette seconde et dernière période est _caractérisée par une conversion : aux principes admis de la connaissance et de la conduite Chestov oppose non plus la vie, mais la foi, et la foi, elle est dans la Bible. De plus, dans ces ouvrages, s'affirme davantage l'immense culture ancienne et moderne, littéraire, philosophique et théologique de l'auteur. Leurs pages sont émaillées de grec, de latin, d'allemand. Certains procédés aussi se généralisent : dans tel ou tel texte de Platon, Aristote, Plotin, Spinoza, Kant ou autre, une phrase a été choisie, qui semble à Chestov utile à sa démonstration (il refuserait ce mot, mais il est bien obligé d'appuyer sa· pensée par les arguments) ; cette fois, elle est dûment expliquée et commentée, munie de son contexte ; ensuite, elle est reprise à titre simplement allusif, aussi souvent que l'occasion se présente, sans que soient rappelées son origine ou sa signification, même si c'est dans un autre volume. Elle acquiert une valeur indépendante d'image, de symbole, presque de mythe. Dans la Bible, Chestov choisit de véritables mythes : l'arbre de vie et l'arbre de mort, la foi d'Abraham. La mort n'est pas la punition de la désobéissance d'Adam, mais le résultat de la « connaissance » du bien et du mal, c'est-àdire de la science, du raisonnement, de la logique, des lois, etc. Au contraire, c'est la foi d'Abraham qui le sauve : sans connaître ni interroger, il se met en route, et la terre promise se trouvera là où il s'arrêtera. Dans cette foi est la liberté vraie, non pas liberté prétendue de choix, mais liberté créatrice de vie. * * * Le Pouvoir des clefs (Potestas clavium) est composé d'une « première partie » de « pensées » relativement courtes ; d'une « deuxième partie » de pensées plus développées ; d'une « troisième partie » comprenant trois petits traités. Chestov ne bâtit pas un livre, il le fait de pièces et de morceaux, dont certains ont' déjà été publiés, d'autres sont nouveaux. Des aphorismes pourraient être ajoutés ou retranchés, l'un ou l'autre des traités pourrait manquer, sans que le poids idéal du livre· soit augmenté ou diminué. Il n'y a pas progression dans l'explication de la pensée. Elle est constamment reprise sous un aspect un peu différent, et cela, avec le retour des mêmes
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==