K. PAPAIOANNOU les comptoirs européens furent entraînés dans la guerre de conquête, emportés par les remous de la succession. Marx a admirablement décrit l'extraordinaire concours de circonstances qui « fit de la Compagnie anglaise une puissance militaire et territoriale 36 », obéissant à sa propre logique expansionniste, étendant peu à peu sa souveraineté sur l'ensemble du sous-continent, ·débordant même ses frontières, dans son effort pour se rendre maîtresse des positions « indispensables pour repousser toute force d'invasion venue d'Asie centrale, indispe.nsables aussi contre la Russie, en marche vers la Perse ». Jamais il n'a laissé entendre qu'à l'origine de cette invraisemblable aventure se trouverait une quelconque recherche des débouchés, thèse éminemment absurde puisque, comme le dit Raymond Aron, ici comme ailleurs, « l'expansion a été largement antérieure à la cause qu'on lui attribue 37 ». En outre, pendant la première phase, c'est la manufacture anglaise qui fut menacée de ruine par l'importation massive de cotonnades et d' « indiennes ». On connaît la suite, admirablement prophétisée en 1701 par l'auteur anglais anonyme (Henry Martyn ?) des Considérations sur le commerce des Indes orientales : « En nous apportant des articles fournis à plus bas prix que les nôtres, le commerce des Indes orientales aura très probablement pour effet de nous obliger à inventer des procédés et des machines, qui nous permettront .de produire avec une main-d'œuvre moindre et à moins de frais et, par là, d'abaisser le prix des objets manufacturés 38 • » La phase proprement impérialiste de la domination anglaise, jusqu'à sa « normalisation » vers le milieu du xrxe siècle, a été une lutte constante, entrecoupée par quelques éphémères alliances entre ceux que Marx appelle l' « oligarchie qui avait conquis l'Inde par ses armées », la « ploutocratie qui l'avait convertie en son fief » et la « classe manufacturière » qui devait à la fin l'inonder de ses cotonnades (IX, 155). Marx n'a jamais oublié cette rigoureuse distinction, et s'il n'a oas proposé une « explication » unitaire, ou plutôt pseudo-unitaire, des guerres coloniales, c'est plutôt du côté de l' « oligarchie » politico-militaire qu'il a cherché l'origine de la prodigieuse expansion anglaise. Déjà Stuart Mill appelait les empires 36. Marx : Histoire de la Compagnie anglaise des lnde11, 1853; IX, 148-58. 37. Raymond Aron : Le, Guerres en chatne, 1951, p. 65. 38. Cité par Henri Sée : Les Origine, du capltal#ame modeme, 1946, p. 131. Biblioteca Gino Bianco 229 coloniaux des « territoires destinés à désencombrer les couches supérieures de la société », ce qui a incité Fritz Sternberg à faire de Mill un ancêtre de Lénine et de sa théorie des surprofits impérialistes 39 • En réalité, ainsi que Herbet Lüthy l'a remarqué, cette phrase de Mill est « très typique de l'hostilité des libéraux contre les entreprises coloniales : Mill, précisément, nie toute utilité économique et tout intérêt " capitaliste " aux conquêtes coloniales qui, à son avis, ne servent qu'à caser les puînés désœuvrés de l'aristocratie anglaise et à assouvir la vanité glorieuse d'une caste militaire 40 ». C'était là un des lieux communs du siècle. Tel était l'avis de Michelet : « Les enfants innombrables que le père ne connaissait presque· que par le millésime de leur naissance n'inquiétaient guère. Le remède était tout trouvé. Du jour que ces babys avaient pris figure d'hommes, dès quinze ans, sans autre hésitation, on les jetait à la mer, non pas comme autrefois, aux hasards de la mer, mais pour des offices de terre, pour la bureaucratie de l'Inde, où ils allaient s'essayer 41 • » Tel était aussi l'avis de Marx : « L'oligarchie engage l'Inde dans des guerres, pour donner de l'emploi à ses cadets ; la ploutocratie l'adjuge au plus offrant ; et une bureaucratie subalterne paralyse son administration et en perpétue les abus, où elle voit la condition vitale de sa propre perpétuation 42 • » Et c'est toujours à cette même « .classe politique » précapitaliste et « parasitaire » qu'il pense lorsqu'il attribue « l'absurde guerre de Birmanie » (IX, 156) au « manque d'emplois pour une aristocratie besogneuse, la nécessité de créer, comme le dit un écrivain anglais, un véritable asile pour gens de qualité, ou le Hampton Court en Orient 43 ». Une autre proposition de Marx suggérant, elle aussi, la complète autonomie du politique, rappelle la théorie formulée par Raymond Aron, selon laquelle les politiques impérialistes auraient eu pour origine des « ambitions politiques que les chancelleries camouflaient (ou rationalisaient) en invoquant des motifs réalistes » - économiques 44 • On la trouve dans un chapitre des fameuses Révélations sur l'histoire diplomatique au XIXe siècle (pp. 172 sqq.), où Marx 39. Fritz Sternberg : Capitalism and Socialism on Trial, 1951, p. 74. 40. Herbert Lüthy : • L'impérialisme ou les martyres posthumes de Marx•• ln Preuves, n° 113, 1960. 41. Michelet : Le Directoire, 1873, pp. 193-94. 42. Marx : Le Gouvernement de l'Inde, 1853; IX. 187. 43. Marx : La Guerre en Birmanie, 1853; IX, 204. 44. R. Aron, op. cil., p. 70. Ct. aussi l'article de Jncob Viner : • Les relations internollonnles entre les syst0mcs économiques contrôlés par l'~tat •, in New Per.~pectivrs on P~ace, 1944, p. 323.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==