228 à mon mari, écrivait Mm(' Marx à Sorge le 27 janvier 1877, il est plongé dans la question d'Orient et très exalté sur le comportement ferme et honorable des fils de Mahomet en face de tous les bobards (humbugs) que colportent les chrétiens et les marchands d'atrocités (atrocity-mongers). » En effet, avec le temps, Marx et Engels avaient commencé à trouver du bon dans l'Empire d'Abdul-Hamid. Engels expliquait : Sous la domination des Turcs, le paysan chrétien s'est trouvé matériellement mieux que jamais auparavant. Il avait conservé ses institutions d'avant la conquête ainsi que son auto-administration ; aussi longtemps qu'il payait ses impôts, le Turc le laissait tranquille. Quelquefois (sic), il subissait des violences comme celles que les féodaux du Moyen Age faisaient subir aux paysans occidentaux. C'était une· existence indigne, purement subie, mais elle n'était pas matériellement opprimante et elle n'était pas non plus inappropriée à l'état culturel où ces peuples se trouvaient à l'époque. [Mais] la domination turque, ainsi que toute domination orientale, est incompatible avec la société capitaliste. La plus-value obtenue par la ruse ne se trouve pas en sécurité face à la convoitise des pachas et des satrapes. Il manque la première condition de toute activité bourgeoise, à savoir la sécurité du commerçant et de sa propriété. D'où les insurrections grecques (XXII, 30-31). L'éloge le plus inattendu vint de la plume de Marx, lors du conflit russo-turc de 1877 : Nous prenons parti, de la manière la plus énergique, pour les Turcs, et cela pour deux raisons : 1 ° Parce que nous avons étudié le paysan turc - donc la masse populaire turque - et savons qu'il est sans conteste un des représentants les plus vaillants et les plus moraux du paysannat européen; 2° Parce que la défaite de la Russie aurait hâté considérablement en Russie le bouleversement social èt même le bouleversement de toute l'Europe. Les choses ont pris une autre tournure. Pourquoi? A cause de la trahison de l'Angleterre et de l'Autriche 34. . Avant d'examiner de plus près les raisons stratégiques, au sens à la fois militaire et politique du terme, qui amenèrent Marx, le pourfendeur du « crétinisme paysan », à se faire le Pindare des pitoyables sujets des aghas d'Anatolie, il importe de dire quelques mots sur la puissance - impériale, s'il en fut dont il déplorait la « trahison ». L'Angleterre et l'Empire DANS SES THÈSES sur l'imp~rialisme russe - le principal challenger de la Grande-Bretagne, - Marx fait penser à la théorie schumpetérienne d'après ·laquelle l'impérialisme serait un vestige anachronique de l'ère précapitaliste plutôt qu'un produit spécifique d'une phase par34. Marx : Lettre à Liebknecht du 4 février 1878. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES ticulièrè de l'évolution de la société bourgeoise. C'est une théorie de ce genre que présuppose Marx lorsqu'il voit dans le mouvement d'émancipation des serfs « le début d'une histoire interne qui pourrait servir de frein à l'histoire extérieure . » de la Russie 35 , et cette présupposition reste celle d'Engels lorsqu'il envisage en 1890 les perspectives pacifiques qu'aurait rendu possibles l'apparition en Russie de « partis d'opposition constitutionnelle ou révolutionnaire » (XXII, 44 ). « La diplomatie russe, ditil, voit avec appréhension venir le jour où· le peuple russe aura son mot à dire, car, obligé de prendre au sérieux ses propres affaires, il n'aura plus ni le temps ni l'envie de s'occuper avec des enfantillages tels que la prise de Constantinople, la conquête de l'Inde et la domination mondiale. » · On voit là ·un dernier écho du manchestérianisme de la première moitié du siècle. Or, à l'époque où Marx voyait poindre l'aube de l' « histoire intérieure » de la· Russie, les compatriotes de Cobden avaient déjà fait connaître leur volonté d'avoir une « histoire extérieure » (We want a foreign policy !) en· hissant Palmerston au pouvoir et en faisant perdre à Cobden et à Bright leur mandat de député. Comment Marx a-t-il réagi devant cette brusque mutation de la démocratie? Et pourquoi n'en a-t-il pas tenu compte dans· ses analyses russes ? Tout d'abord, il s'est refusé à l'attribuer à une _quelconque « phase » du capitalisme, par exemple à son passage au « stade » dµ « capitalisme monopoleur » ou à celui du « capitalisme financier ». Marx connaissait trop b_ienl'histoire de l'Inde anglaise pou~ le penser. Pas plus que la Compagnie hollandaise, la Compagnie anglaise de l'Inde orientale n'aspirait à transformer en politique coloniale l'ex- . ploitation mercantile de ses factoreries. La mentalité « business as usual » fut admirablement formulée par l'Anglo-Indien Thomas Roe, ambassadeur de Jacques I11 r et agent de la Compagnie à la cour du Grand Mogol : << Guerre et commerce sont incompatibles. Tenez pour règle que si vous voulez du profit, il vous faut le chercher sur mer et dans un négoce tranquille ; car, sans contredit, c'est une erreur d'établir ,des garnisons et de faire la ·guerre sur terre aux Indes. » Tant que l'Empire du Grand Mogol maintint son autorité, la Compagnie se garda bien· de s'immiscer dans les affaires politiques; ·mais lorsque l'Inde tomba dans l'anarchie, après les invasions afghanes, 35. Marx : Lettre à Engels du 29 avril 1858.
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