K. PAPAIOANNOU vent apparaître comme une assemblée de sages et de héros » (IX, 8). L'Empire était « pourri et décrépit » et seule la « révolution européenne » pourrait résoudre les problèmes que posait son irrémédiable déchéance. En attendant cette révolution hypothétique, il fallait à tout prix le préserver des attaques du dehors et de la subversion intérieure. « Il ne s'agit pas tant, disait Marx, de déterminer qui gouvernera à Constantinople, mais qui régnera sur l'Europe tout entière ( ...). La lutte pour Constantinople pose la question de savoir si la culture occidentale va céder le pas à la culture byzantine, ou si leur antagonisme ira en s'accentuant et revêtira des formes plus terribles que jamais 82 • » Engels, pour sa part, s'étonnait que les journaux anglais n'insistent pas assez sur les « intérêts vitaux » qui devaient pousser l'Angleterre à s'opposer « d'une manière inexorable et sans compromis possible aux plans expansionnistes de la Russie 83 ». Le contrôle russe sur les Dardanelles aurait porté un coup « terrible, sinon mortel », au commerce anglais et aurait rendu impossible d' « ouvrir à la civilisation (sic) l'immense étendue de l'Asie intérieure » (IX, 15). D'autre part, si la Russie devenait maîtresse de la Turquie sa force serait augmentée de près de la moitié et elle l'emporterait sur le reste de l'Europe, ce qui serait une catastrophe indescriptible pour la cause révolutionnaire. Le maintien de l'indépendance turque, ou bien, dans l'hypothèse d'une chute de l'Empire ottoman, l'arrêt de l'expansion russe, sont choses de la plus haute importance. Ici s'accordent les intérêts de la démocratie révolutionnaire et de l'Angleterre (IX, 17). Nos deux stratèges ont joué ce jeu plutôt ingrat avec une remarquable persévérance et sur tous les tableaux : non seulement ils ont opposé systématiquement leur veto aux insurrections nationales dans les Balkans, mais ils ont aussi réussi ce tour de force de compter parmi les rares Occidentaux - dont le fameux Urquhart, « tory de la vieille école » et « Turc d'adoption » - à avoir poussé la Realpolitik jusqu'à devenir des zélotes de l'ordre ottoman. Engels, il est vrai, a eu quelques mots élogieux pour les Serbes, « noyau vigoureux et relativement cultivé d'une nation » (IX, 34). Ils n'étaient pas moins des instruments de la politique russe. Même chose pour les Grecs, qu'il tenait d'ailleurs pour des Slaves « ayant adopté la langue grecque » (IX, 10 et 34). D'une ma32. Marx : La Queatlon ruaae, 1853; IX, 236. 33. Engels : De quoi ,•agit-li en Turquie'!, 1853; IX, 13. Biblioteca Gino Bianco 227 nière générale, toutes les révolutions qui avaient ébranlé l'Empire ottoman - les révolutions grecques de 1770 et 1821, la révolte serbe de 1804, les troubles des années 1850 en Bosnie, en Serbie, en Thessalie, au Monténégro et en Crète - avaient été « faites avec de l'or russe » (IX, 23) et fomentées par des « agents russes » (XII, 621) : « Il est hors de doute que dans toutes ces conspirations et révoltes, on trouve la main de la diplomatie russe. » Nous apprenons aussi que les philhellènes de 1821 eux-mêmes - tous des « carbonari, rebelles et libéraux » - avaient été « directement protégés » par la Russie, « afin de semer le trouble et la discorde parmi les sujets de ses alliés » de la Sainte-Alliance (XXII, 31 )... La « stupide Europe » est tombée dans le piège et c'est ainsi qu' « en pleine paix », dans la baie de Navarin, la flotte franco-britannique s'est unie à la flotte russe pour « assaillir et détruire la flotte turco-égyptienne ». On croit A rever ... Cette bataille de Navarin à laquelle la Grèce doit d'être débarrassée des hordes de MehmetAli est, aux yeux de Marx, une vraie « catastrophe » (XIV, 500), un monstrueux acte de « perfidie » (IX, 198), et l'amiral Codrington. commandant les flottes alliées, « par la faute de qui la flotte turque a été détruite » (IX. 364 ), reçoit le titre jugé infamant de « destructeur de la flotte turque » (IX, 386 )... C'est avec un véritable soulagement que Marx communique à ses lecteurs du New York Daily Tribune la nouvelle de l'écrasement de l'insurrection de 1854 en Thessalie. « Je suis certain, dit-il. que les insurgés n'ont trouvé aucun appui dans la population et que celle-ci les craint bien davantage que les Turcs » (X, 132). Plus encore : elle aurait demandé au ... Sultan une « protection énergiaue contre ces bandits grecs qui brûlent les villages et torturent leurs habitants » (X, 206 )... Engels non plus n'éprouvait aucune sympathie pour ces guérilleros qu'un Gustave Flourens était allé rejoindre en Crète. En 1849, il traitait les ha;duks slaves de « fripons et bandits » (VI. 277). Dans une lettre à Bebel datée du 17 novembre 1885, il revient à l'attaque et vitupère une fois de plus « ces maudits fra~ments ruinés de nations révolues, les Serbes, Bulgares, Grecs et autres bandits, oui font pleurer d'enthousiasme les philistins libéraux - dans l'intérêt de la Russie ». Même les horribles massacres de Bul~ares, annonciateurs du génocide des Arméniens, qui avaient provoqué une vague d'indignation en Europe. n'ont fait perdre leur calme ni à Marx ni à Engels. « Quant
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