Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

224 Ce fut aussi la politique de Pierre le Grand. C'est toujours celle de la Russie moderne: seuls le nom, le siège, la nature du pouvoir ennemi dont il devait se servir, ont changé ( ...). En résumé : la Moscovie s'est formée et a grandi à l'échelle d;abjection que fut le terrible esclavage mongol. Sa force, elle ne· l'a accµmulée qu'en devenant un virtuose dans l'art de la servitude. Même une fois émancipée, la Moscovie a continué à jouer son rôle traditionnel d'esclavemaître. A la fin, Pierre le Grand a uni à l'habileté politique de l'esclave des Mongols les fières aspirations de ses maîtres à qui Genghis Khan avait légué la tâche de la conquête d1:1monde 22 • Nous voici loin du « · matérialisme historique_». On ne sait si Marx avait lu Custine, mais le passage suivant a l'air d'une simple paraphrase de la ve. Lettre de La Russie en 1839 (1, 144) : Les grands-ducs moscovites, forcés de pressurer leurs peuples au profit des Tatars, traînés souvent euxmêmes en esclavage jusqu'au fond de l'Asie, mandés à la Horde pour un càprice, ne régnant qu'à condition qu'ils serviraient d'instruments dociles à l'oppression, détrônés aussitôt qu'ils cessaient d'obéir, instruits au despotisme par la servitude, ont familiarisé leurs peuples avec les violences de la conquête qu'ils subissaient personnellement : voilà comment, par la suite des temps, les princes et la nation se sont mutuellement pervertis ... Engels, pour sa part,. était impressionné par l'efficacité de la « classe politique » russe qu'il comparait à l'ordre des jésuites. Cette « clique aussi impudente que talentueuse », disait-il, « a fait plus que toutes les armées russes » pour agrandir l'Empire, le rendre « puissant et redoutable » et lui « ouvrir la voie de la domination mondiale 23 ». Marx avait déjà montré, dans. les Révélations (pp. 240-41 ), le rôle décisif de cette « clique » en tant qu' « instrument » de la politique de puissance. Comme Engels, il se plut à souligner l'origine étrangère de _ce « nouvel ordre jésuite ». Selon lui, ce furent les populations baltes conquises par Pierre le Grand qui constituèrent le réservoir où l'Empire puisa ses cadres : Elles ne lui fournirent. pas seulement les diplomates et les généraux, bref les cerveaux qui devaient lui permettre d'~pliquer son système d'action politique et militaire en Occident ; elles lui offraient aussi une moisson de bureaucrates, de maîtres d'école et d'instructeurs militaires qui donnèrent aux Russes ce vernis de civilisation qui leur permit d'adopter les techniques des peuples occidentaux tout en restant étrangers à leurs idées. Dans l'essai de 1890, Engels va un peu plus loin et il pose une question qui vient naturellement à l'esprit, mais qui ne semble pas 22. Traduction française par Benoît Hepner : Marx, la Russie et l'Europe, 1954, pp. 230-31. 23. Engels : La Politique étrangère du tsarisme, 1890; XXII, 15. BibljotecaGir o Bianco DÉBATS ET RECHERCHES avoir particulièrement troublé Marx : . « Comment une telle bande d'aventuriers a-t-elle réussi à acquérir cette énorme influence sur l'histoire européenne ? » « Très ·simplement, répond-il, la diplomatie disposait pour tous ses exploits d'une base matérielle très concrète. » Mais on ·aurait tort. de· croire que cette « base matérielle » fut d'ordre économique. C'était, tout d'abord, l'immensité du territoire ; ensuite, l'existence d'une énorme population « intellectuellement stagnante », mais fournissant une « excellente matière à soldats· » ; · enfin, la. situation géographique du pays, « tourné d'un seul côté vers l'Europe et ne pouvant donc être attaqué que de ce côté; dépourvu de centres dont la conquête aurait pu le forcer à accepter la paix ; échappant presque totalement à la conquête, grâce à l'absence de routes, à l'étendue des espaces et à la pauvreté des ressources ». C'est, .conclut Engels, cette « position de force inattaquable » qui permit à l'Etat russe de poursuivre « impunément » eri Europe une politique d'empiétements continus • • I\ ., « qui aurait entraine tout autre gouvernement dans une suite interminable de guerres 24 ». Une seule fois, Engels a évoqué la responsabilité de la bourgeoisie russe dans l' « intensification de l'expansionnisme tsariste », mais ce fut pour dénoncer son· asservissement à l'Etat et son incapacité de jouer un rôle indé-. pendant. « Mise au pas par l'aide massive de l'Etat, les subventions et des tarifs protecteurs extrêmement élevés », cette bourgeoisie chétive n'était que l'instrument d'une p9litique visant à « transformer l'immense Empire russe ., . ., . . en une region economiquement autarcique, indépendante des importations étrangères ; d'où la tendance perpétuelle vers les conquêtes dans les Balkans et en Asie, avec·comme but ultime, ici, Constantinople, là, l'Inde anglaise 25 ». · C'est encore l'Etat qui lui paraissait être le · primus .movens de l'impérialisme et c'est pourquoi il était intimement persuadé que seul l'avènement de la démocratie constitutionnelle en Russie pourrait mettre fin à la « traditionnelle_politique de conqu~te de ses tsars ». Ce 24. Engels : XXII, 16. Voilà qui n'a pas manqué de scandaliser ... Staline. Dans une lettre écrite en 1934 et publiée pour la première fois en 1941 (après l'annexion des pays Baltes, de la Pologne orientale, de la Bessarabie - etc.)~ il s'étonnait qu'Engels n'ait pas •expliqué• l'impé= rialisme tsariste • par les besoins des couches supérieures de l'armée, de la féodalité et de la bourgeoisie d'avoir des issues sur la mer, des ports maritimes, d'élargir le commerce extérie~r. et de posséder des points stratégiques• : la Nouvelle Critique, novembre 1952. Cf. M. Rubel: • Staline devant le verdict d'Engels •• in la Revue socialiste, no 63, 1953. pp. 64-75. 25. Engels : Le Socialisme en Allemagne (en français) 1892; XXII, 258. Cf. aussi la lettre à Sorge datée du 24= 10-1891 où il est question des • projets militaires et panslavistes (soutenus à présent par la bourgeoisie industrielle en vue d'une extension du marché) ... •

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