Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

K. PAPAIOANNOU et que les armées « marxistes-léninistes » ont accompli aujourd'hui. Mais la Russie n'est pas seulement une puissance européenne dont les projets, « appuyés sur 800.000 baïonnettes », signifient, pour toute l'Europe orientale, « l'anéantissement de huit siècles de participation effective à la civilisation au profit de la barbarie russo-mongole iR ». Elle est avant tout un pays qui, « par son essence et son mode de vie, ses traditions et ses institutions, est à demi asiatique 19 » et se croit investi de la « mission de réaliser un grand empire slave de l'Elbe jusqu'à la Chine et de l'Adriatique jusqu'à l'océan Arctique » (XI, 197). Ainsi Engels insiste tout particulièrement sur les progrès de l'expansion russe en Asie. En 1857, il rappelle comment « Alexandre Ier priva la Perse de douze provinces au sud du Caucase » et comment Nicolas, par la guerre de 1826-27, dépouilla le même pays de plusieurs autres districts, et lui interdit la navigation au large de ses propres côtes de la mer Caspienne 20 ». La Russie lui apparaît comme un « géant prêt à avaler l'Asie », et dans un article de 1858, spécialement consacré aux « Succès russes dans !'Extrême-Orient » (XII, 625), il prophétise que la Russie, « déjà devenue la première puissance asiatique », sera « bientôt » en mesure de « surpasser l'Angleterre sur ce continent ». « La conquête de l'Asie centrale et l'annexion de la Mandchourie, dit-il, ont ajouté à ses possessions un territoire aussi vaste que l'Europe. Dans très peu de temps les vallées de l'Asie centrale et de l'Amour seront peuplées de colons russes : les positions stratégiques récemment acquises en Asie sont aussi importantes pour la Russie que celles que l'annexion de la Pologne lui a données en Europe. » En effet, la fin de la guerre de Crimée, l'occupation de la Géorgie, cette « Pologne du Caucase » (XI, 607), la défaite de Chamil rendaient disponibles les armées que la Russie lancera sur l'Asie. Dans son essai sur la « Politique étrangère du tsarisme », paru en 1890 dans le journal russe Sozial-Demokrat (publié à Genève par Plékhanov et Axelrod), Engels fera l'historique de l'irrésistible poussée russe : prise de Tachkend (1865), Samarcande (1868), Kokand (1875), vassalisation des khanats de Boukhara et de Khiva, prise de Merv (1884), et il prophétise une « imminente » percée 18. Engels : L'Allemagne et le pan.'Jlaviame, 1855; XI, 197. 19. Engels : La Queatlon turque, 1853; IX, 23. 20. Marx: La Guerre en Perae, 1853; XII, 118. Biblioteca Gino Bianco 223 « dans la direction de l'Hindoukoush » (XXII, 42) ... · Jamais Marx ni Engels n'ont pensé attribuer cette formidable poussée expansionniste aux pressions du « capital » ou aux exigences d'une bourgeoisie dont ils déploraient l'immaturité, sinon l'inexistence. Bien au contraire, ils l'attribuaient à la nature précapitaliste, archaïque, « asiatique » du « despotisme moscovite ». Dans l'extraordinaire continuité de la politique étrangère de la Russie depuis Pierre le Grand, dans l' « uniformité stéréotypée » de ses méthodes impérialistes, ils ne voyaient que la preuve, d'une part, de la « faiblesse des puissances occidentales », d'autre part, de la « barbarie intérieure de la Russie » (IX, 235). Ou bien, oubliant, comme dans la plupart de leurs analyses concrètes, la « conception matérialiste de l'histoire », ils mettaient surtout l'accent sur des facteurs purement politiques : volonté de puissance des tsars, idéologie héritée de l'impérialisme byzantin, esprit « jésuitique » de la classe politique russe, machiavélisme appris « à l'école d'abjection que fut le terrible esclavage mongol ». Impérialisme politique ÜN CHERCHERAIT en vain la moindre allusion au « facteur économique » dans les fameuses Révélations sur l'histoire diplomatique du XVIIIe siècle qui constituent, on le sait - mais de moins en moins 21 - l'opus magnum de Marx en ce qui concerne l'histoire de la Russie. Pour lui, le facteur essentiel est d'ordre psychologique, et c'est dans la psychologie de la serva padrona qu'il a cru trouver la clef de la politique russe. A l'en croire, la « politique moscovite traditionnelle » a été tracée une fois pour toutes par Ivan Kalita, le premier « rassembleur des terres russes » : Ivan Kalita, l'esclave des Mongols, avait conquis la gloire en se servant du pouvoir de son pire ennemi, le Tartare, contre des ennemis de second ordre, les princes russes (...). Il dut ainsi ériger en système les ruses de la servitude la plus abjecte et appliquer ce système avec la patience de l'esclave ( ...). C'étaient les caractères particuliers de la race dominante en même temps que. ceux de la race asservie qui avaient inspiré à Ivan Kalita sa politique : se renforcer en usant frauduleusement du pouvoir d'un ennemi, affaiblir ce pouvoir par le simple fait de s'en servir et finalement le renverser grâce aux effets produits par son moyen. Cette politique resta celle d'I van III. 21. Ces articles - expression paroxystique de Ja russophobie de Marx - ont été publiés dans la Free Press de Londres en 1856-57. Ils ont disparu dans l'édition Dietz des Œuvru compl~tes de Marx et d'Engels. Cl. l'arttcle de Maximilien Rubel : • Karl Marx, auteur maudit en U.R.S.S. ? •• ln Preuves, n°• 7 et 8, 1951.

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