Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

222 ·quer d'étonner tous ceux qui ne connaissent en lui que le théoricien du Capital et le prophète du Manifeste. S'il est vrai que dans· sa théorie économique, il a maintenu jusqu'au bout sa décision de considérer le monde écono• mique tout entier comme une « nation uni• que », cette fiction méthodique ne l'a guère empêché de tenir compte de la virulence des mouvements nationalistes et impérialistes de son temps. Et l'on retrouve ici l'éternel hiatus qui existe entre ses schémas macrosociologi• ques et ses analyses à court terme. De même que dans ses commentaires de l'actualité politique Marx oublie ses dichotomies manichéen• nes et multiplie à cœur joie le nombre des « classes », des « couches » et des groupes qu'il voit se heurter sur la scène historique, de même dans ses analyses de la politique internationale et dans les positions qui en résultent pour lui, il met entre parenthèses l'universalisme abstrait de l'internationalisme prolétarien ausii bien que le déterminisme économique du « matérialisme historique » pour se livrer corps et âme aux délices et aux poisons de la Realpolitik mondiale. S'il s'est refusé à donner droit de cité au concept d'impérialisme dans sa théorie du capitalisme, c'est probablement par.ce qu'il était trop sensible à l'irréductible diversité des nouvelles puissances expansionnistes qui s'étaient substituées aux empires traditionnels, et c'est peut-être parce qu'il était trop personnellement engagé dans le jeu de la politique de puissance qu'il s'est laissé si peu impressionner par les généralités lapidaires qui, depuis, ont fait la fortune de la « co"nception matérialiste de l'histoire ». Ses thèses sur l'impérialisme russe en font foi. L'impérialisme russe PouR MARX ET ENGELS,l'impérialisme russe était l'impérialisme par excellence. Du début jusqu'à 1~ fin de leur carrière, ils n'ont cessé de prêcher la guerre contre la Russie, « nation conquérante 11 » dont « · 1e système de gouvernement est le régime de l'occupation militaire 12 », et ils ont écrit des centaines de pages pour signaler à l'opinion les progrès de l'expansion russe et dénoncer les « rêves de conquêtes 13 >> et les plans de « domination mondiale 14 » de cette « puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont on 11. Engels: Que se passe-t-il en Turquie?, 1853; IX, 17. 12. Engels : L'Avenir de la Turquie d'Europe, 1853; IX, 35. 13. Engels : La Révolution en Chine et en Europe, 1853; IX, 102. 14. Engels : La Politique étrangère du tsarisme, 1890; XXII, 15. Bibl.iotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES retrouve · la main dans tous les cabinets d'Europe 15 ». Ainsi, à la veille de la guerre de Crimée, Marx écrivit un réquisitoire enflammé contre l'expansion russe : Le tsar réclame un protectorat exclusif sur la Tutquie. L'humanité ne doit pas oublier que la Russie a été la « protectrice » de la Pologne, la « protectrice » de la Crimée, la «protectrice» de la Courlande, la « protectrice » de la Géorgie, de la Mingrélie, des tribus caucasiennes et circassiennes. Et maintenant, de la Turquie... Pour illustrer la prétendue antipathie qu'éprouve la Russie envers toute politique d'annexions, je rappelle les faits suivants concernant les conquêtes russes depuis Pierre le Grand. Les frontières russes ont avancé: en direction de Berlin, Dresde et Vienne, de 700 miles ; en direction de Constantinople, de 500 miles ; en direction de Stockholm, de 600 miles; en direction de Téhéran, de 1.000 miles. La Russie a conquis sur la Suède un territoire plus vaste que celui qui reste à ce royaume; sur la Pologne, un territoire presque égal à celui de l'Empire autrichien ; sur la Turquie d'Europe, une superficie plus grande que la Prusse (sans ses provinces rhénanes) ; , sur la Turquie d'Asie, une superficie aussi grande que toute l'Allemagne; sur la Perse, une superficie égale à l'Anglet1=rre; sur la Tartarie, un territoire égal à celui de la Turquie d'Europe, de la Grèce, de l'Italie et de l'Espagne réunies. Dans les soixante dernières années, l'ensemble des conquêtes faites par la Russie égale en étendue et en importance tout le territoire que cet empire possédait auparavant en E11:rope 16 • Avec une prescience stupéfiante, Marx expose en détail les plans russes en Europe : La conquête de Constantinople mettra la Russie à deux pas de la Méditerranée; grâce à Durazzo et à fa côte d'Albanie ( ...), elle sera au centre même de l'Adriatique (...); enserrant l'Autriche de trois côtés elle comptera les IIabsbourg [aujourd'hui : l'Autriche' la Hongrie et la Tchécoslovaquie] parmi ses vassaux~ Autre chose encore serait possible, sinon probable : la frontière occidentale de l'Empire, fortement incurvée et san:.; lignes naturelles fortement accusées aurait besoin ~'une rectification ; et 1:on s'apercev;ait que la fronttere naturelle de la Russie va de Danzig [aujourd'hui Gdansk] ou peut-être de Stettin [aujourd'hui Szczecin] à Trieste [qui a bien failli s'appeler Trst entre ,.1945. et 1_948J. Et aussi certainement qu'une conquete fait suite a une autre et qu'une annexion en entraîne une autre, la conquête de la Turquie par la Russie ne serait que le prélude [mais cela ne s'est guère révélé nécessaire] pour l'annexion de la Hongrie de la Prusse [aujourd'hui disparue de la carte] d~ la Galicie [province autrichienne jusqu'en 1918 ' aujourd'hui en partie polonaise, en partie ukrainie:ine] ju~qu'à c~ que soit réalisé. cet empire slave, que cer~ tains philosophes panslavistes et fanatiques rêvent déjà 11 , 15. Marx: Adresse inaugurale, 1864; XVI, 13 (Pléiade, p. 468). 16. Marx : La Question turque et l'expansion russe 1853; IX, 115-16. Rappelons que sous Staline les frontière; russes ont été portées à 150 km du Rhin. 17. Engels : Ce dont il s'agit en Turquie, 1853· IX 16-17. ' '

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