K. PAPAIOANNOU anglais, français, russes avaient tour à tour entrepris la réorganisation des armées. Les systèmes s'étaient succédé et tous avaient échoué, à cause de la jalousie, des intrigues, de l'ignorance, de la cupidité et de la corruption des Orientaux ( ...). C'est que l'introduction de l'organisation militaire européenne chez les nations barbares est loin d'être achevée quand l'armée nou velle a été subdivisée, équipée et entraînée à l'européenne. Cela n'est que le .premier pas. Le principal et en même temps le plus difficile est de créer un corps d'officiers et de sous-officiers, instruits d'après le système européen moderne, totalement affranchis des vieux préjugés et capables d'insuffler la vie aux troupes nouvelles. Cela demande beaucoup de temps et doit sûrement se heurter à l'opposition la plus obstinée de la part de l'ignorance, de l'impatience, des préjugés orientaux et des vicissitudes de fortune et de faveur inhérentes aux cours orientales 6 • En même temps que s'écroulaient les empires du Chah et du Grand Turc s'écroulait aussi celui du Grand Mogol. Aurengzêb avait porté à son apogée la puissance territoriale de l'Empire, mais par sa tyrannie et son fanatisme musulman il avait provoqué la révolte de ses sujets hindous. Sa mort (1707) fut suivie à brève échéance du démembrement de son Em· pire ; l'invasion de l'Inde par les Persans de Nadir Chah et le sac de Delhi (1739) parachevèrent la décomposition de l'Empire du Grand Mogol, et c'est ainsi, comme le dit Marx, que « s'est ouverte la voie aux progrès de la domination britannique en Inde 7 ». A la fin du XVIIIe siècle, le seul empire asiatique qui continuait d'exister était la Chine, alors à l'apogée de son expansion impérialiste. Après la conquête de la Mongolie orientale et l'extermination complète des Kalmouks de la Mongolie occidentale et des Miao-Tseu des frontières méridionales, les armées des Mandchous avaient occupé la Corée et le Tibet, battu les Russes sur l'Amour, pénétré en Birmanie et imposé le protectorat chinois à l'Annam, au Siam et au Népal, réalisant ainsi le programme millénaire de l'expansion chinoise en Asie. La décadence - due, peut-être, à l'appauvrissement général qui résulta de l'extraordinaire pression démographique - se manifesta dès le début du x1x:e siècle et lorsque, en 1820, l'empereur Tsia-tsing mourut, frappé de la foudre, il devenait évident que le Ciel retirait son mandat à la dynastie, déjà minée par la décomposition de l'administration, les jacqueries et les révoltes irrédentistes dans ses possessions coloniales au Sin-kiang et en Mongolie. Ce processus avait commencé bien avant l'apparition massive des marchands européens 6. Engels: La Per~e et la Chine, 1857; XII, 210-12. 7. Marx : La Guerre contre la Per11e, 1857; XII, 117. Biblioteca Gino Bianco 221 et des contrebandiers d'opium angle-indiens. A en croire Marx 8, l'isolement « artificiel » dans lequel fut maintenue la Chine « depuis sa conquête par la race des Tartares mandchous » serait dû avant tout à « la crainte de la nouvelle dynastie que les étrangers pussent favoriser le mécontentement existant dans de vastes couches de la popul~tion chinoise, au cours du premier demi-siècle environ de son assujettissement aux Tartares ». L'expulsion des jésuites doit sûrement être attribuée à des causes plus subtiles, mais il n'en est pas moins vrai, note Marx, que « tous ces facteurs de dissolution agissant ensemble sur les finances, le moral, l'industrie et la structure politique de la Chine prirent leur plein développement sous le canon anglais de 1840, qui brisa l'autorité impériale et força le Céleste Empire à entrer en contact avec le monde terrestre ». En fait, plus encore que la guerre de l'opium (1840-42) et la guerre de la Lortcha (1856-60), c'est la révolte des Taïpings (1850-64) qui prépara vraiment l'écroulement de ce qu'Engels appelait « la demi-civilisation pourrissante du plus vieil Etat du monde 9 » : Une chose est certaine, c'est que la dernière heure de la vieille Chine approche rapidement. La guerre civile a déjà séparé le sud du nord de l'Empire (...) et, tandis que les flottes et les troupes britanniques et françaises affluent à Hong-Kong, les Cosaques de la frontière de Sibérie avancent lentement mais sûrement Jeurs stanitsas jusqu'aux rîves de l'Amour, et l'infanterie de marine russe encercle de fortifications les splendides ports de Mandchourie. Le fanatisme même des Chinois du Sud dans leur lutte contre les étrangers semble marquer la conscience du danger suprême qui menace la vieille Chine ; avant peu d'années, nous serons témoins de l'agonie du plus vieil Empire du monde et du jour où une ère nouvele s'ouvrira pour toute l'Asie 10 • Bien entendu, cet écroulement des vieux empires n'a nullement signifié la « fin des démarcati~ns et des antagonismes nationaux » qu'annonce le Manifeste) encore moins le « soulèvement des peuples européens pour les libertés républicaines et l'établissement d'un système de gouvernement plus économique » que Marx, fidèle au cosmopolitisme libéral et au radicalisme manchestérien, prophétisait en 1853 (IX, 95). Bien au contraire, de nouveaux impérialismes firent irruption et Marx s'est adonné à leur étude avec une fougue qui ne peut man8. Marx : La Révolution en Chine et en Europe, 1853 IX, 100. 9. Engels : La Perse et la Chine, 1857; XII, 210 et 215. 10. Ibid., XII, 216. Ces espoirs étaient prématurés. Le vieil Empire eut encore la force de noyer dans le sang les révoltes musulmanes des années 1860, de reconqufrir le Turkestan oriental (Sin-kiang), redevenu Indépendant entre 1864 et 1877, et d'organiser la colonisation chinoise de la Mongolie intérieure.
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