Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

YVES LÉVY nonce une laïcisation des sciences de la nature, la montée du libermanisme prélude peut-être à une laïcisation des sciences sociales. Dans l'ensemble, pourtant, le système tient encore. Or à quoi ressemble-t-il, ce système où la nature doit se transformer selon les exigences de la philosophie de l'histoire, ce système où la vraie science n'est pas la science des phénomènes mais quelque chose de fort proche de cette toute déductive « science de la logique » dont Hegel exposait l'enchaînement nécessaire et qui fut la matrice du matérialisme dialectique et du socialisme « scientifique » ? Indubitablement ce système, dans sa structure, n'a rien de commun avec la conception laïque de la nature qui s'est exprimée sous diverses formes, du déclin du Moyen Age jusqu'à nos jours. Pour lui, l'essentiel n'est pas de connaître la nature dans ses apparences, mais dans ce dynamisme interne que seule une révélation philosophique permet de connaître. La nature soviétique est orientée par une force immanente comme la nature médiévale était aimantée par Dieu. Le cas de la raison n'est pas différent, et l'on ne peut inscrire la raison dialectique et créatrice de l'Orient marxiste dans le prolongement de la raison laïque et critique du siècle des lumières. La philc,sophie laïque est pi11Îosophie de l'antithèse : elle oppose la nature et la raison aux erreurs et aux préjugés. Philosophie de la synthèse, le marxisme soviétique, qui discerne le mouvement vrai de l'histoire entre le « sectarisme » et le « révisionnisme », ·rappelle la discussion thomiste qui examine du point de vue de la nature le pour et le contre de chaque opinion, le bien et le mal que recèle chaque opinion, puis dépasse cette alternative, et conclut en s'inspirant de cette sur-nature qu'est la grâce. Les idées en situation A VOIR LES CHOSES ainsi, le totalitarisme soviétique cesse de s'inscrire dans un courant qui procède de la philosophie française du XVIIIe siècle et se rapproche, par l'intermédiaire de Hegel, de l'universalisme médiéval. Sur quoi l'on se demandera peut-être s'il faut, pour expliquer le socialisme contemporain, constituer deux lignées, l'une menant au socialisme libéral, l'autre au socialisme totalitaire. Ce serait là, en vérité, une fort mauvaise façon de poser la question. En matière de systèmes, il n'y a guère de lignées. Chaque système nouveau emprunte à diverses sources, et souvent aux plus contradictoires. Cela ne veut pas dire qu'on ne Biblioteca Gino Bianco 217 puisse établir la généalogie d'une idée, mais une idée n'est pas un système. L'idée naît dans un certain contexte, elle est reprise dans un contexte différent, prend une autre allure, une valeur nouvelle, et de là passe encore ailleurs, et reparaît sous une autre forme. L'idée s'intègre aisément dans des systèmes très divers, voire opposés. 1\ussi faut-il, lorsqu'on relève une idée dans le passé, prendre garde au sens qu'elle avait dans le moment considéré et dans le contexte où elle s'insérait. Cette mise en situation des idées, notre auteur ne la pratique guère. Il ne lui vient pas à l'esprit, on l'a dit, que les concepts de nature, de raison soient de signification très variable. On en dirait autant du concept de propriété et, ce qui est plus singulier, de la notion de démocratie. Sans même s'arrêter aux raisons douteuses qui le conduisent à parler de « démocratie totalitaire », on peut être surpris de le voir, s'agissant du XVIIIe siècle, énoncer que les théoriciens français, pour n'avoir « aucune expérience du fonctionnement de la démocratie », étaient incapables de comprendre « le régime de la démocratie parlementaire ». Le contexte montre qu'aux yeux de l'auteur, c'était l'Angleterre qui leur offrait l'exemple de cette « démocratie parlementaire » dont ils auraient dû comprendre le mécanisme. C'est confondre étrangement les époques : jusque fort avant dans le XIXe siècle, c'est le caractère profondément aristocratique du régime anglais qui en a détourné les républicains français. On remarquera d'ailleurs que le respect de la tradition tendait à maintenir le système britannique, et que s'il s'est progressivement démocratisé, c'est sous l'action de forces sociales et politiques inspirées par des théories plus ou moins rationnelles. Si d'ailleurs la France a suivi une autre voie, doit-on en rendre responsables les théoriciens abstraits et les excès de l'absolutisme révolutionnaire ? Ce serait méconnaître les faits historiques les plus évidents : en 1789, sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, l'évolution était possible, et l'esprit révolutionnaire était limité à des cercles sans grande influence. Par trois fois, c'est le pouvoir royal qui a lui-même allumé les torches de l'extrémisme en se refusant à toute concession, à toute évolution. Ces exemples ne sont pas sans intérêt : le cas anglais nous montre que la raison et la tradition, si elles sont opposées, peuvent cependant dialoguer, et ce qui s'est passé en France donne à penser que l'esprit messianique, s'il a sa tradition et sa généalogie, peut s'interpréter aussi comme une série de réponses à

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