Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

216 l'empirisme britannique qui ignore tout concept abstrait. Ce sont là des vues de l'esprit. La structure du pouvoir est une chose, les idées des partis en sont une autre. Radicaux et chartistes, libéraux et travaillistes ont eu une grande importance en Angleterre, et tous se fondaient sur leur idée particulière de l'ordre naturel. Les conservateurs eux-mêmes invoquent-ils exclusivement la tradition ? La chance historique de l'Angleterre, c'est une structure politique qui lui permet d'amortir l'un après l'autre tous les courants qui se présentent : elle est le seul pays d'Europe où depuis deux siècles, chaque parti sait qu'une victoire électorale lui donnera la réalité du pouvoir. Cela n'incite pas à bâtir des utopies, mais à calculer des réformes. Le moindre réforme, cependant, c'est bien souvent au nom de l' « ordre naturel » ou de la raison qu'on la conçoit et qu'on plaide pour elle. Avatars de l'ordre naturel L'ORDRE NATUREL, du reste, est, en matière morale et politique, loin d'être une création du XVIIIe- siècle : le Moyen Age en a fait grand usage. Il est vrai que la nature des scolastiques était orientée vers le divin, et qu'elle ne s'est laïcisée qu'aux approches de la Renaissance. Mais cette nature laïcisée a eu, de notre temps, d'étranges aventures. On sait assez que le système hitlérien se fondait essentiellement sur la valeur comparée des natures raciales. Le système soviétique, au contraire, semble porté à rejeter le concept de nature, ou du moins à le mépriser. La nature de l'Etat - Lénine l'a démontré en 1917 - était de dépérir, et c'est par empirisme (sans doute) que lui-même s'est résigné à recourir à ces méthodes dictatoriales qu'il avait imposées à son parti dès le commencement du siècle, et qui ressemblaient tant à l'autocratie tsariste. L'affaire Lyssenko a montré le crédit qu'on accordait au magicien qui se disait capable de dominer la nature végétale. Et le régime, avec constance, a manifesté l'ambition de transformer la nature humaine 5 • 5. Que les révolutionnaires soient - à l'instar des chrétiens - très hostiles à la nature humaine, les preuves en surabondent. Le 26 avril dernier, parlant d'Ernesto Che Guevara dans le Nouvel Observateur, Jean Daniel écrivait : « J'entends encore [sa] voix lorsqu'il me disait à La Havane, avec des accents d'une dureté religieuse : "Si l'on ne doit pas changer l'homme, alors la révolution ne m'intéresse pas . ., Il ajoutait, non sans mépris, que s'il ne s'agissait que d'élever le niveau de vie, alors un néo-capitalisme intelligent, ou un réformisme bourgeois auraient peut-être, à tout prendre, plus de chance de réussite qu'un socialisme sans foi. o Jean Daniel conclut : o C'est bien sür le débat du siècle. Il y a ceux qui estiment que l'on peut changer l'homme et ceux qui ne le croient pas, ou ceux qui ne le croient plus. Entre les uns et les autres, c'est une guerre de religion, une guerre à mort; un fossé infranchissable les sépare. Tout ce qui se passe d'important dans le monde s'explique par ce débat. • BibljotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Il est· curieux de constater que si l'on se reporte au plus puissant représentant des démocraties libérales, on ne le trouvera pas, s·ur ce point, totalement opposé au régime soviétique. Sans doute le régime politique américain est-il construit selon l'ordre naturel - ou rationnel ? - défini par Montesquieu. Et en matière économique, les lois contre les monopoles montrent qu'il y a un jeu naturel qui ne doit pas être dérangé par les excès humains. Mais cela même donne à penser que la nature humaine a besoin d'être corrigée par l'art, et il ne semble pas que, dans l'acception la plus courante du mot, la nature, aux Etats-Unis, passe pour fondamentalement bonne. Gilbert Chinard a montré 6 que les Américains ont longtemps considéré leur histoire, leur activité, comme une lutte contre la nature. Au temps de la marche vers l'Ouest, ils avaient le sentiment que la nature reculait devant leur effort civilisateur, et que cela était bon. Au-delà de la frontière régnait l'inquiétante forêt primitive et ses chasseurs farouches, puis venaient les pionniers de la frontière, les pasteurs à cheval illustrés par tant de romans, on rencontrait ensuite les agriculteurs et les riches moissons, et enfin, sur la côte atlantique,_ cet achèvement de la civilisation qu'est l'état manufacturier et commercial. Ces diverses zones semblaient figurer l'histoire de l'humanité s'affranchissant progressivement des contraintes de la nature. Il peut donc y avoir, concernant le concept d'ordre naturel, une certaine analogie entre· le monde libre et le monde totalitaire. Il y a cependant, entre l'Orient et l'Occident, une différence capitale. Qu'il cherche à dominer la nature ou à la protéger, le monde occidental ne cesse de se fonder sur le principe de Bacon : on ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant. A l'inverse, le monde soviétique a cru pouvoir violer la nature : le mitchourinisme devait changer la nature des plantes, les « ingénieurs des âmes » celle de l'homme. Doit-on dire que le. monde soviétique méprise la nature ? Non certes. Mais la nature, chez lui, se situe sur un autre plan qu'en Occident. Ici la nature est parfaitement laïque et relève de l'effort scientifique. Là-bas la nature physique, la nature humaine, la nature sociale sont à coup sûr ,objets de science, mais les sciences dont elles relèvent sont elles-mêmes dans la dépendance d'une conception générale du monde qui leur impose leurs directions. Ce système, à vrai dire, commence à présenter de sérieuses fissùres : la disgrâce de Lyssenko an- , 6. Dans L'Homme contre la nature, Paris 1949 Hermann édit. ,

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