YVES LÉVY On peut douter qu'il convainque les marxistes de stricte obédience. Mais même si l'on n'accepte pas le dualisme marxiste de l'infrastructure et de la superstructure - ce curieux retournement de la distinction religieuse de l'âme et du corps - il est difficile d'accepter de considérer par abstraction ce corps d'idées et de sentiments que l'auteur nomme un messianisme politique et dont, délibérément, il affirme l'existence avant tout examen. Délibérément, puisqu'à la fin de l'introduction du premier volume, il écrit qu' « il faut commencer par traiter la religion laïque moderne comme une réalité objective », après quoi, ajoute-t-il, on pourra examiner les hommes et les situations particulières. A la vérité, au commencement du second volume, il se défend explicitement de faire l'histoire des idées : ce qu'il veut peindre, c'est « un climat d'idées, une atmosphère intellectuelle, bref, une foi ». Mais si l'auteur conteste que ·son travail ressortisse à l'histoire des idées, c'est seulement, semble-t-il, parce qu'il ne veut pas examiner les systèmes : il préfère extraire des auteurs qu'il cite les quelques idées qui concordent avec sa thèse. Il connaît d'avance l'histoire qu'il veut raconter et ne se penchera sur les hommes et les situations que pour faire choix des idées et des faits qui confirmeront ce qu'il sait. Faisons confiance à la réalité : elle est, qui en douterait ? assez riche pour fournir à toutes les thèses des arguments de bonne apparence. Et c'est pourquoi il n'est ·guère utile d'examiner le détail d'un ouvrage de ce genre. Que certains points de vue semblent corrects, que d'autres soient parfaitement erronés, c'est ce qui n'importe guère : de toute façon l'auteur n'apporte, qu'il s'agisse de l'histoire générale ou de l'histoire des idées, rien de nouveau sur aucun point. L'apport propre de l'auteur, c'est sa thèse, et c'est elle seule qui doit nous retenir. Diversité des religions CROYANCESPOLITIQUESet croyances religieuses sont très évidemment des phénomènes distincts. Il est cependant non moins évident qu'il y a des analogies entre celles-ci et celleslà : analogie entre certains aspects et certaines structures des unes et des autres, analogie aussi dans certaines fonctions sociologiques des partis politiques et des groupes religieux. Ceci dit, les formes de la vie religieuse sont, on le sait, extrêmement diverses, et de même le sont les formes de la vie politique. C'est là le point qui a échappé à l'auteur. BibliotecaGino Bianco 215 Il semble qu'il ait ( à l'instar des saint-simoniens et de quelques autres) imaginé le socialisme comme une nouvelle religion. Ce serait une religion laïque se substituant ou cherchant à se substituer au christianisme. Cette théorie n'est pas insoutenable, et offrirait matière à une discussion intéressante. Mais le point de vue particulier de Talmon, c'est que le socialisme trouverait dans le totalitarisme soviétique une sorte de point d'arrivée qui serait en même temps un point d'achèvement. Sur quoi l'on peut faire observer que le christianisme - qui n'est qu'un vaste courant religieux au milieu d'une multitude de religions - est lui-même polymorphe. Sous ce nom coexistent, se combattent ou s'allient un grand nombre de religions. Par son caractère centralisé et hiérarchisé, le bolchévisme ressemble à l'Eglise romaine. Mais l'espérance messianique, l'Eglise romaine la partage avec quantité d'autres églises qui n'ont ni sa hiérarchie rigoureuse ni son organisation monarchique et centralisée. De même, l'Eglise bolchéviste partage l'espérance d·un monde terrestre réformé avec mainte église socialiste d'esprit libéral (au sens politique de ce mot) et tolérant. Dans la religion socialiste, il y a bien des églises, du bolchévisme au travaillisme, du socialisme suédois à l'anarchie. Totalitaires ou libéraux, voire libertaires, tous ces socialistes croient plus ou moins qu'il faut vaincre les préjugés et s'inspirer de la nature et de la raison. Il se trouve donc que, contrairement à ce que pense Talmon, les concepts de nature et de raison - et tout spécialement celui d'ordre naturel, qui lui semble au cœur de la religion nouvelle - n'ont nullement ouvert la voie au totalitarisme : ce sont des concepts que, dans la cuisine philosophique ou politique, on peut accommoder à toutes les sauces. Le totalitarisme n'est pas le fruit des idées, mais des circonstances locales et des structures politiques. Circonstances historiques et structures du pouvoir expliquent en Russie le triomphe du bolchévisme sur les autres églises socialistes, en Grande-Bretagne ou ailleurs la croissance des églises modérées et l'échec des extrémistes. Notre auteur a donc prodigieusement simplifié l'histoire infiniment variée du socialisme. Il n'a d'ailleurs pas su, comme on l'a dit plus haut, définir l'objet de son étude. Il imagine, semble-t-il, que jusqu'au XVIII('siècle a dominé le concept d'un ordre divin, et qu'à ce moment-là se forma le concept d'un ordre naturel, qui s'est substitué au précédent en héritant de son intolérance. La vérité politique serait, en dehors de ces deux systèmes d'intolérance, dans
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