214 La chair et l'idée Sr DONCTALMONs'inspire de Tocqueville, c'est en faisant subir à sa pensée une déformation violente. Il laisse de côté ce qui est fondamental chez Tocqueville, pour ne retenir que l'opposition idéologique des libéraux et des totalitaires. Il n'était peut-être pas nécessaire de se placer sous le patronage de Tocqueville pour formuler des propositions aussi évidentes et d'ailleurs bien superficielles, et qui se mêlent, nous l'avons dit, à des propositions venues d'une source tout à fait différente. L'auteur semble, en effet, séduit par les idées de Burke, et cela ne laisse pas de le jeter dans une certaine confusion. Ce qu'il retient essentiellement de Tocqueville (tel qu'il l'interprète) c'est que les idées révolutionnaires conduisent au totalitarisme. Ce qu'il retient de Burke, c'est qu'aux idées abstraites et rationnelles des révolutionnaires, il faut opposer un empirisme fondé sur le respect de la tradition dans ce qu'elle a de sensible et de charnel. L'auteur se trouve alors devant une difficulté que d'ailleurs, semble-t-il, il n'a pas aperçue, mais qui n'en répand pas moins quelque incohérence dans son propos. Que le totalitarisme soit d'origine philosophique et rationnelle, qu'il dérive de la conception d'un ordre naturel, c'est là un point sur lequel il ne varie pas. Mais ce qui s'oppose au totalitarisme, c'est tantôt un courant qui a la même origine abstraite et intelleçtuelle que lui, tantôt un courant empirique et traditionaliste. Ici, on lit que « les idées formulées par Sieyès au commencement de la révolution se sont incorporées à la conscience de l'Europe• occidentale et forment à ce point la trame de la pensée démocratico-libérale d'aujourd'hui qu'il est difficile de se représenter leur caractère primitivement révolutionnaire et de discerner les lointaines virtualités démocratico-totalitaires qu'elles renferment ». Ailleurs, l'auteur affirme que « l'empirisme est allié à la liberté, l'esprit doctrinaire ami du totalitarisme », ou bien qu'il manque aux doctrines qui définissent un idéal abstrait « la chaleur, la limpidité et la richesse que l'on trouve dans le tissu vivant de l'être humain ou de la nation ». Si Talmon avait mieux compris Tocqueville, il aurait sans doute découvert que les idées de Burke· reposent sur un préjugé. Ce que Tocqueville montre, ce n'est pas que les idées révolutionnaires sont des abstractions, mais précisément l'inverse. Il les montre enracinées dans le réel aus~i profondément qu'i~ est possible, il en fait le produit de la longue évolution de la monarchie française. Et il serait sans doute BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES aisé de .montrer que le socialisme est à la fois un produit de l'histoire et une réponse à des problèmes concrets. De sorte que si Talmon ne voit pas la chaleur vivante des théories socialistes, c'est parce qu'il les détache de leur contexte historique. Lorsque Burke condamnait la Révolution ·française, il commettait une double erreur : d'abord en ne distinguant pas assez 1e cas de la France de celui de l'Angleterre (ce que Tocqueville n'omettra pas de faire), ensuite en pensant qu'une institution est nécessairement plus vivante qu'une idée. Or en 1789 la noblesse était une institution morte et l'égalité une idée vivante. Tocqueville explique très bien comment les choses en étaient venues là. L'abstraction n'était pas du côté que Burke croyait. La thèse L'OUVRAGdEe J. L. Talmon souffre donc de deux vices majeurs : il trace l'histoire du messianisme politique en l'isolant de son contexte historique, et il ne parvient pas à définir avec assez de précision l'objet même de son examen. Comme le premier volume traite du jacobinisme, le second de l'évolution politique sous Louis-Philippe et dans les premiers mois de 1848, on pourrait être tenté de penser que le contexte historique n'est pas àbsent. Mais en fait, les illustrations historiques font encore partie du système adopté par l'auteur. Il considère le mouvement politique messi.anique par abstraction, c'est-à-dire en faisant abstraction du reste de l'univers politique. A aucun moment il ne songe à montrer l'action des événements sur les hommes, ni comment les problèmes à résoudre ont eu une influence sur leur façon de penser. Il veut seulement décrire le messianisme en action. De sorte qu'il ne s'agit nullemen~ d'une étude historique, mais d'une continuation de l'histoire des idées sous une autre forme. L'auteur semble d'ailleurs conscient de cet aspect de son œuvre, car il prévoit l'objection qu'on lui fait ici. Ne mettra-t-on pas en doute, dit-il, que le messianisme politique soit antérieur aux idées sociales et économiques auxquelles on l'a associé, ne sera-t-on pas tenté de dire qu'isoler le messianisme politique, en tant que substance, de ses attributs économiques et sociaux, c'est faire intervenir dans l'histoire « un agent quasi mystique » ? Ainsi posée, la question implique la réponse. En qualifiant le messianisme politique de substance et les caractéristiques économiques et sociales d'attributs, l'auteur pose en principe ce qu'il veut établir : la priorité de l'idéologie. ....,
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