Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

YVES LÉVY de la révolution) que la révolution « a considéré le citoyen de façon abstraite, en dehors de toutes les sociétés particulières, de même que les religions considèrent l'homme en général, indépendamment du pays et du temps ». Et dans le chapitre sur l'influence des gens de lettres 3 , il indique que· les écrivains du XVIIIe siècle pensent tous, fondamentalement, qu' « il convient de substituer des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditionnelles qui régissent la société de leur temps ». C'est là le thème qu'a repris et amplement développé J. L. Talmon. Mais il ne convenait sans doute pas de l'isoler de son contexte. De son contexte général d'abord : pour Tocqueville, c'est de la centralisation administrative de la monarchie qu'est sortie la centralisation révolutionnaire, d'où naissent les périls de la liberté dans la société démocratique. Or l'évolution administrative de l'Ancien Régime, pense-t-il, n'a pas eu, pour s'accomplir, à recourir à la philosophie des lumières, à qui elle est fort antérieure. Il dit explicitement (Ancien Régime, II, v) que la centralisation n'a nullement eu besoin de maîtres : « Rien n'indique, dit-il, que, pour opérer ce difficile travail, le gouvernement de l'ancien régime ait suivi un plan profondément médité à l'avance ; il s'était seulement abandonné à l'instinct qui porte tout gouvernement à vouloir mener seul toutes les affaires. » Et antérieurement, il avait écrit (Démocratie en Amérique, dernière partie, chap. III) : « Je pense que dans les siècles démocratiques qui vont s'ouvrir, l'indépendance individuelle et les libertés locales seront toujours un produit de l'art. La centralisation sera le gouvernement naturel. » Et plus tôt encore, dans son article du London and Westminster Review sur « l'état social et politique de la France avant et après 1789 » : « Un peuple démocratique se laisse entraîner vers la centralisation par instinct. Il n'arrive aux institutions provinciales que par réflexion. » Or, aux yeux de Tocqueville, le peuple français était « démocratique » longtemps avant la révolution. On voit donc Tocqueville, en 1836, considérer que les « peuples démocratiques » sont spécialement portés à favoriser la centralisation. Des recherches et des réflexions plus étendues le conduisirent à penser que la pente naturelle de tous les gouvernements va à la centralisation. Ce n'est pas la servitude, c'est la liberté qui 3. II• partie, ch. xrn, dan!I la 1re édition; III• partie, chap. 1 à partir de la 1econde édition. Biblioteca Gino Bianco 213 exige l'effort et la réflexion. Mais il y a plus intéressant encore : c'est que dans le chapitre de L'Ancien Régime sur les gens de lettres, Tocqueville s'attache à montrer comment les idées mêmes des philosophes leur ont été en quelque sorte imposées par la structure de la société où ils vivaient et plus particulièrement par les structures du pouvoir politique. C'est là un trait magistral de la pensée de Tocqueville, et qui pourtant ne semble guère avoir été remarqué. Il en découle que c'est l'absolutisme de l'Ancien Régime qui est responsable et des idées des philosophes, et de l'au- . dience qu'elles ont trouvée. Tocqueville mar• que d'ailleurs l'importance de ce dernier point en observant que la pensée fondamentale des philosophes « passait et repassait sans cesse depuis trois mille ans à travers l'imagination des hommes sans pouvoir s'y fixer ». L'utopie est de tous les siècles, mais au XVIIIe siècle on écoute les plans des rêveurs, et ils le doivent aux structures que présentait la vie politique de leur temps. En s'attachant à la seule histoire des idées, et en attribuant à celles-ci une fonction historique majeure, Talmon prend le contre-pied de la pensée de Tocqueville. Celui-ci, dans la Démocratie en Amérique, voyait dans la société le milieu où s'élaboraient toutes les « superstructures », il montrait ce que devenaient les coutumes, les mœurs, les goûts, la pensée, les institutions dans une société où, tout élément aristocratique se trouvant éliminé, la démocratie parvenait à son point d'achèvement. Dans L'Ancien Régime et la révolution, il donne le premier rôle aux institutions, il fait dériver de la nature des institutions les formes de toutes les activités humaines, y compris les activités intellectuelles. Il a remonté la pente au pied de laquelle se trouve Talmon : dans un premier temps, on incrimine ou on loue les individus, ensuite, on exalte la nation ou l'on déclame contre elle. Au dernier stade, on aperçoit l'importance des institutions, on devient machiavélien 4 • 4. Tocqueville ne cite jamais Machiavel, semble-t-il 11 mentionne une fois son nom dans une lettre n Gustave de Beaumont du 22 avril 1838. Dans ln nouvelle édition de la correspondance de Tocqueville avec Gustave de Beaumont, l'annotateur précise à celle occasion qu'au château de Tocqueville on trouve• les Œrwres complMes de 1'1achiar,el, 3 vol., La Maye, s.d. •· Il faut évidemment lire: • Ln Have• Il "'agit probablement do trois volumes d(-parcill~s de J~ traduction de Têtard. 11 aurait été intére!'isnnl d«> snvoir lesquels. Quoi qu'il en soit, l'influence de l\-fachinvel sur Toc~ueville n'est pas douteuse, et pour ne rien citer d'autre ce n est pas un mince hommal(e au secrétaire florentin qu~ de terminer la Démocratie en Amérique pnr une pnge sort le tout droit de l'avant-dernier chapitre du Princ~.

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