212 peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l'a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l'idée que je m'en forme et la-renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer. » Le second volume porte également une épigraphe tirée de Tocqueville. Il s'agit, cette fois-ci, d'une phrase de son discours de réception à l'Académie française (1842) : « Du XVIIIe siècle et de la révolution, comme d'une source commune, étaient sortis deux fleuves : le premier conduisait les hommes aux institutions libres, tandis que le second les menait au pouvoir absolu. » La première épigraphe nous offre à peu près le point de départ de J. L. Talmon. Tocqueville, nous dit-il dans sa première note (à la fin du volume), était obsédé par le totalitarisme mais, « comme il l'avouait lui-même », il était cepen-. dant incapable de le présenter d'une façon systématique, et il convient « de distinguer ce que Tocqueville a aperçu de ce qu'il n'a pas su prévoir ». Il a vu, en effet, croître les pouvoirs de l'Etat, mais « ce caractère objectif de l'évolution doit être clairement distingué du totalitarisme démocratico-messianique en tant que foi ». Le dessein de Talmon est donc de montrer la naissance de cette foi au XVIII? siècle, sa croissance au XIXC, son accomplissement dans la Russie du XXe siècle. Peut-on dire qu'il complète ainsi Tocqueville, qu'il expose ce que celui-ci n'a pas su « présenter de façon systématique », et qu'il fait (après coup) l'histoire de ce que son prédécesseur n'avait pas prévu? Non. Au troisième chapitre de L'Ancien Régime et la révolution ( 1856), Tocqueville a admirablement montré que « la révolution française a été une révolution politique qui a procédé à la manière des révolutions religieuses », qu'elle « est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs ». L'essayiste qui, de nos jours, a qualifié le communisme d'islam du xx(.' siècle, avait, on le voit, un siècle plus tôt, un illustre répondant. Dira-t-on cependant que les quelques pages consacrées par Tocqueville à définir la foi révolutionnaire sont insuffisantes, et qu'il éta1t nécessaire d'en faire l'histoire ? .On peut, en effet, le dire, mais on devient alors étranger à la pensée de Tocqueville._ Çelui-ci ._pouvait Bibli.oteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES bien, en 1840, avouer son impuissance à définir le phénomène dont il signalait l'existence, mais il n'a compt_é sur personne d'autre que luimême pour se mettre en état de le décrire. Son second et dernier grand ouvrage, L'Ancien Régime et la révolution, est en effet la première étude approfondie sur les origines de la centralisation, phénomène antérieur, à ses yeux, à la foi révolutionnaire, et qui à certains égards tient celle-ci dans sa dépendance. C'est ce qu'on montrera plus clairement en discutant l'épigraphe du second volume de J. L. Talmon. Cette épigraphe, l'auteur l'a présente à l'es- . prit dès le commencement de son œuvre, et même dès sa première phrase, où il dit son intention de montrer qu' « au XVIIIe siècle, en même temps que la démocratie de type libéral et à partir des mêmes prémisses, se manifesta un courant orienté vers ce qu'on peut appeler la démocratie de type totalitaire ». Un peu plus loin, l'auteur s'inspire plus directement encore de la formule de Tocqueville, dont il transpose la métaphore : « Les deux formes de la démocratie, écrit-il, ne se séparèrent du tronc commun qu'après que leurs croyances communes eurent subi l'épreuve de la révolution française. » Et ailleurs, parlant des théories de Sieyès : « Ces idées mêmes, qui sont devenues une étape dans la croissance de la démocratie libérale, étaient calculées de façon à mettre l'Etat moderne sur le chemin du totalitarisme. » Ces différents textes montrent bien que, pour Talmon, totalitarisme et libéralisme ont une seule et même origine. Est-ce là ce que disait Tocqueville ? Ce n'est pas évident. Talmon a montré, on l'a dit, qu'en 1840 Tocqueville hésite encore à définir les origines de la centralisation. En 1842, ses idées sur ce point ne sont pas encore parfaitement nettes. Dans le discours académique d'où Talmon tire son épigraphe,. les considérations psychologiques tiennent une grande place, et Tocqueville montre l'ambivalence des concepts qui occupaient les esprits pendant la période révolutionnaire. « L'idée de la centralisation et celle de la souveraineté du peuple étaient nées le même jour, dit-il. De pareilles notions étaient sorties de la liberté ; mais elles pouvaient aisément aboutir à la servitude. » Doit-on accorder à ces propos une importance décisive? Non sans doute, car Tocqueville passera le reste de sa vie à approfondir ce problème, qu'il n'avait encore envisagé que de façon assez superficielle. Dans son dernier ouvrage, il l'abordera sous un angle absolument différent, non plus psychologique, mais strictement sociologique. A vrai dire, il souligne (dans le chapitre sur l'aspect religieux
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