Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

M. COLL/NET quaient Pierre Leroux et les socialistes romantiques. Ce prolétariat était alors une classe exogène, étrangère à la société organisée, une classe barbare au sens d'Aristote; mais quand le Capital fut écrit, cela n'était déjà plus vrai : les travailleurs avaient des syndicats, des mutuelles, ils possédaient le droit de ·grève, etc. L'élite ouvrière avait fondé la première Internationale. Cela eût été impossible si, comme l'affirmait Marx au chapitre 25, il y avait dans la classe ouvrière « accumulation d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale ». « L'accumulation de misère correspondant à l'accumulation du capital » (ibid.), cette vision bipolaire de la société, l'évolution industrielle l'a démentie. En un siècle, l'apocalypse marxiste ne s'est pas accomplie, d'autres événements beaucoup plus considérables ont eu lieu à sa place, mais qui ne comportaient aucun dépassement historique, ni n'ouvraient les portes du monde harmonieux rêvé par les utopistes. Au contraire, ils vérifiaient l'aphorisme de Hobbes : « L'homme est un loup pour l'hQmme. » L'apocalypse marxiste ne s'est pas réalisée parce que la bipolarité s'est considérablement atténuée avec l'extension du salariat. Si celui-ci représente de 70 % à 90 % de la population active dans les nations industrielles, il s'est largement déprolétarisé. En même temps, il se différenciait sur le plan fonctionnel. Les classes salariées se sont ainsi intégrées dans la société démocratique, tant par les luttes qu'elles ont menées que par leur situation dans l'équilibre production-consommation : elles ne sont plus, comme au temps de Sismondi, étrangères au circuit des biens consommables. Avec l'interpénétration de l'Etat et du capitalisme, avec les interventions fiscales et les manipulations monétaires, on peut se demander s'il reste quelque chose de la « loi » marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit. Marx a vécu la phase transitoire entre deux économies, il n'a connu que l'aurore d'une civilisation industrielle aux débuts difficiles. Les problèmes actuels sont autres : l'unification économique du monde, avec ses conséquences politiques, qu'il espérait dans le Manifeste, ne s'est pas réalisée. S'y sont substituées la division en blocs antagoniques, l'expansion des sociétés fermées totalitaires prétendument « communistes », l'exaspération nationaliste du « tiers monde », extérieur à l'industrialisation. A l'intérieur des sociétés industrielles elles-mêmes, l' « aliénation » ne consiste plus dans l'existence d'un système de propriété qui relève du droit positif plutôt que du droit naturel, mais dans les relations de travail, Biblioteca Gino Bianco 209 l'usage des techniques avancées et des loisirs , . , mecan1ses. * * * A PRÈS CHARLESANDLER,nous avions décelé, dans le Manifeste communiste, deux conceptions qui coexistent sans s'interpénétrer 10 • Nous avons déjà parlé de la première, la plus classique : l'avènement du socialisme au terme d'un accroissement considérable des forces productives. La seconde, épisodique dans l'œuvre de Marx et Engels, n'a eu d'importance qu'en notre siècle, avec la victoire du bolchévisme en Russie et la pratique communiste dans les pays sous-développés. Elle reflète les impatiences révolutionnaires de Marx et des blanquistes dont il s'était entouré vers 1848 : il s'agissait alors de vivre une révolution plutôt que de méditer sur son avenir ... C'est la théorie de la « révolution permanente » décrite par Marx en · 1850, un processus qui, dans un temps fort bref, ferait passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat, sans égard aux conditions économiques existantes - processus impliquant une « dictature du prolétariat » d'inspiration blanquiste. Cette théorie fut exhumée en 1905 par Parvus et Trotski ; Lénine s'en inspira dans sa montée au pouvoir, en 1917. Non sans raison, Bertram Wolfe s'est étendu sur cette notion de « révolution permanente », laquelle contredit totalement la conception matéria1iste de l'histoire. Quant à la « dictature du prolétariat », Marx ne lui a jamais donné de contenu politique précis : la preuve en est dans les commentaires approbateurs dont il entoura la Commune de 1871, d'esprit fédéraliste. Au point que Bakounine put considérer ceux-ci comme « un travestissement vraiment bouffon, mais forcé », des conceptions marxistes 11 . Peu après, Marx admit le principe de la conquête pacifique du pouvoir dans les pays à régime parlementaire démocratique. La « dictature du prolétariat » disparut du marxisme orthodoxe et ne subsista que dans le programme des marxistes russes. En 1917 comme en 1905, la fraction menchéviste préconisait une république démocratique une et indivisible. Contre elle, Lénine écrivit L'Etat et la Révolution, apologie de la Commune de Paris, à laquelle il comparait les soviets, leur régime fédéraliste et libertaire, 10. Cf. notre ouvrage La Trag~die du marxisme Paris 1948. • 11. Lettre de Bakounine à la Liberté, de Bruxelles 5 oct. 1872. ln Archive, Bakounine, t. Il, Leyde 1963, p. 166:

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