Le Contrat Social - anno XI - n. 4 - lug.-ago. 1967

L.EMERY donna pour but de bâtir une sociologie, une anthropologie, une histoire universelle, conformes à l'illumination première. Ainsi s'effectuait, d'une manière systématique et délibérée, cette alliance ostensible entre le marxisme et la science du XIXe siècle qui devait tant contribuer au succès de la doctrine. La genèse du socialisme scientifique nous fait donc respirer l'odeur des écoles et nous conduit parmi les sorbonnards bien plus que parmi les ouvriers et les paysans, la lumière sinon l'impulsion venant toujours de l' intelligentsia. Mais il faut insister surtout sur les conséquences illimitées qui résultèrent de la symbiose entre le marxisme, d'une part, et, de l'autre, l'idolâtrie de la science positive et de la technique. Pour dire l'essentiel en peu de mots, constatons que le développement du socialisme scientifique s'est fait en même temps que celui de la mécanisation universelle et qu'il est avidement souhaité aujourd'hui par tous les peuples qui ne voient de salut qu'en l'adoption hâtive de l'industrie rationalisée. Le culte de la machine sévit en Russie, en Chine et dans les pays misérables du « tiers monde » bien plus fanatiquement encore qu'aux Etats-Unis. Ce n'est pas tout ; nous rejoignons l'invincible analyse de Simone Weil en remarquant à notre tour que ce processus fataliste de la mécanisation logique et planifiée s'entend aussi de l'appareil politique et social, donc du parti h1imême, de la bureaucratie étatique, finalement de la vie intellectuelle. Ce n'est pas impunément qu'on déclare se soumettre à la loi du matérialisme historique, car il est dans la nature des choses que la matière glisse ou tombe vers l'uniformité, ce qui n'est pas compatible avec les délicatesses fragiles de la liberté ; rien de plus massivement monotone et, pour reprendre le mot-clef, de plus mécanique que l'histoire mondiale du communisme, même diversifiée par son extraordinaire dérive vers le nationalisme et le racisme. Marx, qui se défendait d'être marxiste, avait érigé en postulat nécessaire l'idée que le prolétaire n'a pas de patrie et que le communisme est forcément internationaliste ; on ne peut imaginer erreur plus énorme, puisque nous voyons partout le communisme moderne se muer en national-socialisme, ce qui n'est pas pour atténuer son agressivité, mais rend par contre tout à fait improbable son unification planétaire. Telle est bien la plus patente· de ses concessions à la nature humaine, laquelle suppose toujours l'enracinement dans une tribu ou dans un peuple. . Biblioteca Gino Bianco 205 Qui parle de socialisme utopique s'enfonce inévitablement dans le vague et l'équivoque ; il peut faire penser à la lignée des écrivains idylliques qui, de Thomas More à Godwin et à Fourier, ont décrit une société parfaite née de leurs bons sentiments et d'une logique finaliste, mais l'abus est flagrant si l'on prétend affubler de la même étiquette des penseurs comme Proudhon et Péguy que nous ne rapprochons pas au hasard, car il nous semble déceler en eux bien des signes de parenté. Les sarcasmes dirigés par Marx contre Proudhon ricochent tout aussi bien contre Péguy; leur socialisme, en effet, n'est aucunement déterminé par une science, vraie ou fausse, ni par une philosophie de l'histoire, ni par la griserie du progrès matériel, mais par l'appartenance profonde et en toutes leurs fibres à une race qui est aussi mentalité. Ils chérissent non point le prolétaire, être de raison, cas limite conçu par la logique, mais l'homme du peuple qu'ils sentent vivre en eux et qu'ils peuvent embellir, mais non défigurer. Au lieu du Manifeste communiste, cette épure grandiose, ce tissu d'abstractions, il faut relire les pages fameuses où Péguy décrit le travailleur tel qu'il croit l'avoir connu en sa jeunesse ; il y a là un réalisme poétique et chaleureux qui respecte toutes les complexités de l'âme naïve, toutes les constances de la vie collective. On demandera naturellement si la fidélité à la tradition, au sol, à la vie chaude et rustique, a chance de préparer la Révolution, et si le socialisme de Péguy est en définitive autre chose qu'un état d'âme, qui incite à regretter le passé beaucoup plus qu'à préparer l'avenir, ce que d'ailleurs paraît confirmer la carrière même de !'écrivain. A quoi il faut répondre en demandant à son tour s'il ne serait pas infiniment déplorable que disparaisse au sein des mouvements socialistes un courant de pensée qui, venu des corporations, du compagnonnage, de la maçonnerie opérative, du syndicalisme libertaire, tendait à faire de l'œuvre révolutionnaire une coopération, une fraternité. Touchante vieillerie qui fera naître un sourire dédaigneux sur les lèvres de nos technocrates marxistes ou capitalistes ? Sans doute, et nous les comprenons aisément. On a pourtant le droit de rappeler que le socialisme qu'on baptise scientifique s'estimerait lui-même disqualifié s'il ne se donnait pour fin d'apporter à tous les hommes liberté et justice, donc s'il ne s'inclinait pas devant des valeurs éternelles qui transcendent par définition les modalités temporaires de la technique. Pour le moment, tout paraît se soumettre aux nécessités implacables qui résultent de la machine, de la grande in-

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