LE SOCIALISME DE CHARLES PÉGUY par Léon Etnery EN 1964, cinquante ans après la mort de Charles Péguy sur le champ de bataille de la Marne, s'est tenu à Orléans un important colloque dont on possède maintenant le compte rendu intégral et qui fut marqué par diverses communications d'un vif intérêt. Comme il était aisé de le prévoir, la première journée du colloque fut consacrée au thème de la fidélité dans l'œuvre de Péguy, donc notamment de cette fidélité qu'il prétendit constamment avoir gardée au socialisme de sa jeunesse, alors même que, selon des apparences qui semblaient à beaucoup des évidences, il s'en était détaché au bénéfice du nationalisme français et de la religion catholique. Si nous revenons sur cette question, que certains jugeront peut-être minime et peu actuelle, ce n'est pas pour apporter une contribution quelconque à la biographie morale du poète ; c'est parce qu'elle permet de poser, à partir d'une expérience sincère et profonde, le problème des rapports entre le marxisme et un socialisme qu'on dit volontiers archaïque ou utopique. * * * TouT LE MONDE sait qu'un jeune normalien de la fin du XIXe siècle ne pouvait échapper à l'influence de Lucien Herr, érudit universel et grand docteur ès sciences marxistes ; Péguy résista d'autant moins qu'il avait les meilleures raisons du monde de se sentir fils du peuple et plébéien très authentique en même temps qu'il était comme tant d'autres un intellectuel avide de vérité comme de justice. Sa place était donc marquée en cette phalange socialiste qui se recrutait dans les grandes écoles parisiennes plus que dans les masses ouvrières et Biblioteca Gino Bianco que déjà dominait Jaurès, lui-même de forma tion professorale et tout imprégné de philosophie allemande. A vrai dire, nul ne sait si Péguy prit jamais le temps de lire Marx avec attention et il est tout à fait possible qu'il l'ait connu seulement de seconde main, mais cela n'a guère d'importance et ne met aucunement en doute la position première du néophyte. Lorsqu'il prend le parti de renoncer à l'enseignement et de créer une maison d'édition, il est bien clair qu'il entend en faire un instrument de propagande au service du seul socialisme qui parût digne d'une entière considération et l'on voit bien que le docte Lucien Herr n'était pas loin. Au reste, parmi les premières publications de la société figurent le Manifeste communiste, présenté par Charle" Andler, et l'Action socialiste de Jaurès où sont rassemblés des essais dont le plus important est une intervention dans un débat entre les dépositaires de la pensée marxiste, entre le réformisme de Bernstein et l'orthodoxie de Kautsky. Voilà qui n'est pas frivole et nous plonge en pleine scolastique. Ce n'est pas tout. On a tellement ironisé au sujet des ignorances de Péguy, tourné vers le passé - d'après certains censeurs - et fort étranger aux réalités de la société moderne, qu'il faut rappeler ici les pages vigoureuses de l'Argent, dont on pourrait aisément extraire une frappante analyse digne d'un sociologue marxiste. Il ne s'agit point cette fois de théorie, mais de la dure leçon des faits ; éditeur et libraire, Péguy s'est définitivement rangé parmi les artisans qui vivent au jour le jour ; typographe et correcteur, il est ouvrier, voué à un métier exigeant et méticuleux. Tout cela qui, même s'il n'écrivait pas une ligne, pèse
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