Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

QUELQUES LIVRES rine. Si l'on entend par théorie un raisonnement exposant un mécanisme dont tous les éléments se commandent en agissant à l'instar d'une loi quasi naturelle, le livre de Lénine : L'Impérialisme, dernière étape du capitalisme, n'a rien de théorique. Lénine expose des faits, explique des chiffres, se livre à des polémiques, surtout politiques, en premier lieu contre Kautsky, mais il prend soin, dès les premières pages, de dire que sa démonstration s'inspire de Hobson et de Hilferding. Son livre ne fut d'ailleurs porté au pinacle qu'après sa mort, lorsque ses épigones eurent besoin de justifier le mot « léninisme », inventé de fraîche date. Le « léninisme » fut ainsi proclamé « marxisme de l'époque impérialiste » et Lénine promu au rang de « théoricien de l'impérialisme » en vertu de son opuscule de... 110 pages. L'ouvrage de Boukharine, écrit un an environ avant celui de Lénine, est d'une autre facture. On y trouve certes les défauts dont l'auteur ne se débarrassera que dix ans plus tard, notamment ce schématisme rigide que Lénine lui reprocha - amicalement d'ailleurs - plus d'une fois. Mais Boukharine n'avait que vingt-sept ans à l'époque et, à vingt-cinq ans déjà, il s'était signalé par une critique magistrale de la théorie de Bœhm-Bawerk. En appréciant son livre sur l'impérialisme, il faut donc tenir compte de son âge, responsable en partie du schématisme de l'exposé ,':. Après avoir caractérisé le développement, tout d'abord anarchique, de l'économie mondiale, et les premiers efforts, faibles encore, pour y apporter quelques éléments d'organisation, )3oukharine passe à l'analyse des structures nouvelles qui s'ébauchent sur le plan des débouchés, de la politique douanière, des marchés des matières premières et ·de l'exportation du capital. Jusque-là, rien de bien original. Mais dans la troisième partie : « L'impérialisme, reproduction élargie de la concurrence capitaliste », l'auteur met en relief la contradiction • Opposant un Jour Henri de Man et Boukharine, Emile Vandervelde disait que Boukharine •décharne• le marxt1me, tandis que de Man le • désosse •· Biblioteca Gino Bianco 189 , fondamentale qui, selon lui, pousse les Etats capitalistes, solidaires en tant de domaines, les uns contre les autres : alors que la vie économique s'internationalise de plus en plus, les nouvelles formes d'organisation du capitalisme font de chaque pays un « trust étatico-capitaliste », et ces trusts, disposant chacun de toutes les forces nationales concentrées, en viennent à se heurter. Ce processus de « nationalisation du capital » ( qu'il ne faut pas prendre au sens de socialisation, où ce terme s'emploie aujourd'hui) est exactement ce que Karl Renner appelait à la même époque « l'interpénétration de l'Etat et de l'économie » (Durchstaatlichung der Wirtschaft). Mais Renner envisageait ce processus sous l'angle de la structure interne, surtout sociale, des économies nationales en vue de la collectivisation, tandis que Boukharine le voyait davantage sur le plan extérieur, celui de lutte des impérialismes pour la domination mondiale. L'ouvrage de Boukharine restera un document capital de la science économique postmarxienne. Cependant, tout en montrant les contradictions poussant aux antagonismes impérialistes, il n'explique pas plus que Hilferding et Rosa Luxembourg pourquoi ces antagonismes doivent nécessairement aboutir à des conflagrations sanglantes. Il n'aide pas non plus à comprendre (et cela se conçoit puisque les structures ne sont pas les mêmes) l'impérialisme de notre époque, celui des Empires communistes, lequel n'a d'ailleurs rien à voir avec le capitalisme. Le texte de Boukharine est précédé de la préface de Lénine, diffici_le à trouver aujourd'hui et qui manque dans l'édition française, ainsi que d'une introduction de 83 pages. L'auteur de celle-ci étale une invraisemblable érudition ; il nous apprend par exemple que la contribution la plus importante à l'étude de l'impérialisme de la dernière période est celle de... Mao Tsé-toung, ce qui est vraiment profaner la mémoire de Boukharine. LUCIEN LAURAT.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==