Le Contrat Social - anno XI - n. 3 - mag.-giu. 1967

176 conçut l'ébauche d'une théorie portant sur ces traits principaux : un livre~ traitant d'un sujet socialiste ; un langage musical réaliste mettant l'accent sur l'idiome national ; un héros positif nouveau, caractéristique de l'ère socialiste. Staline soumit ces critères à une réunion des spécialistes de l'opéra le 17 janvier 1936. Ce soir-là, il assista à une représentation du Don paisible (d'après le roman de Mikhaïl Cholokhov), ouvrage du jeune compositeur Ivan Dzerjinski, et il exprima sa satisfaction. Quelques jours plus tard, il vit l'œuvre de Chostakovitch, Lady Macbeth de Mtsensk, et la trouva inadmissible. En effet, rien ne pouvait être plus éloigné de sa conception idyllique de l'opéra que le drame psychologique d'un caractère explosif . que Chostakovitch · avait conçu d'après une histoire écrite au xrxe siècle par Nicolas Leskov. Selon toute vraisemblance, c'est la réaction négative du dictateur qui incita la Pravda à éreinter Chostakovitch sous le titre : « Désordre en fait de musique » 7 • La diatribe était d'autant plus inattendue que Lady Macbeth n'était pas une nouveauté : montée pour la première fois en 1934, elle avait reçu un accueil chaleureux de la critique, non seulement en Russie, mais en Europt. occidentale et en Amérique. Ce qui ne faisait qu'accroître le venin de la Pravda : Lady Macbeth obtient un beau succès devant les auditoires bourgeois à l'étranger. Le fait que cet opéra est malpropre et absolument dépourvu de signification politique contribue sans aucun doute à son succès parmi la bourgeoisie (...), il chatouille les goûts pervertis des auditeurs avec sa musique énervée, criarde, neurasthénique 8 • Une semaine plus tard, un deuxième article était cette fois dirigé contre le ballet de Chostakovitch intitulé : Le Ruisseau limpide. L'œuvre était stigmatisée comme un « mensonge ». dépeignant de manière artificielle et dépourvue de réalisme un jour de fête dans un kolkhoze 9 • Profondément affecté, Chostakovitch décida de retirer sa Quatrième Symphonie à la veille de sa première audition à Léningrad; en fait, elle ne fut jouée qu'èn 1961. Le compositeur prouva qu'il avait du ressort en se plongeant dans l'élaboration de sa Cinquième Symphonie, une « réponse créatrice », comme il se plut à l'appeler. L'immense succès de l'œuvre, créée ' . . 7. Pravda, 28 janv. 1936; traduit in· ·s10:riimsky : op. cit., pp. 402-403. 8. Ibid., p. 403. . 9. Pravda, 6 fév. 1936. Cf. Victor Serofl .: Dimitri Shostakovich, New York 1943, pp. 207-208. Biblioteca Gino Bianco LtEXPÉRIENCE COMMUNISTE le 21 novembre 1937, remit Chostakovitch en selle. Cependant maints critiques occidentaux considèrent que le choc psychologique provoqué par la correction subie en 1936 (et renouvelée en 1948) déforma toute la carrière créatrice de cet artiste timide et sensible. Il semble en effet s'être ressenti de la pression constammenf exercée pour l'engager à user d'un langage musical « accessible ». De nombreux spécialistes non russes estiment que les promesses de ses premières œuvres n'ont pas été tenues. Nouveau langage L'ATTAQUElancée par la Pravda en 1936 eut bien d'autres répercussions que le sort d'un artiste isolé : elle constitua un avertissement pour tous les compositeurs qui se voyaient ainsi signifier que la nouvelle politique culturelle serait strictement -appliquée. Cela était particulièrement inquiétant pour Serge Prokofiev qui, après avoir vécu en émigration pendant quinze ans (1918-33), s'était réinstallé à Moscou. Durant ses jeunes années, Prokofiev avait appartenu à l'avantgarde, et nombre de ses œuvres composées à l'étranger étaient inacceptablès dans son pays. Après son retour, il eut du mal à s'adapter aux nouvelles tendances. Certaines de ses compositions nouvelles furent accueillies avec l'indifférence la plus complète, d'autres ne furent pas jouées. Mais, compensant les échecs, plusieurs chefs-d'œuvre ajoutèrent du lustre à sa renommée : le film et la suite d'orchestre Lieutenant Kigé (1934), le ballet Roméo et Juliette (1935-36), le conte pour enfants Pierre et le 'loup ( 1936 ), le film et la cantate Alexandre Nevski (1939), l'opéra _Siméon Kotko (1939). Le langage musical utilisé par Prokofiey dans les années 30 présente plus_·de ·chaleur et de force d'expression, sans doute parce que l'auteur avait affaire à un public nouveau. Il se rendait compte qu' « en Union soviétique, la musique s'adresse à des millions de gens qui naguère n'avaient que peu ou pas de contact avec· la musique » 10 • Au début, il ·croyait que ces millions de néophytes avaient besoin d'une méthode appropriée, d'une musique « " légère-sérieuse ", essentiellement mélodique, écrite en termes clairs et cependant originale » 11 • Mais au bout de quelques 10. « La voie de la musique soviétique•, in 1:w,stia, 16 nov. 1934. Reproduit dans S. Prokofiev : Aut~f!iographie. Articles. Souvenirs, Moscou, s.d., p. 99. . 11. Ibid., pp. 99-100. ,.. ,.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==