166 la durée du « régime militaire et théologique » et d'ajourner la « réorganisation finale » des nations industrielles 43 • Comte savait fort bien que le « dangereux sophisme » avait la vie dure. En s'élevant contre la « vaine parodie de la grande politique romaine », il visait non seulement les idées de Bugeaud sur la colonisation militaire, mais aussi les plans fantastiques que saint-simoniens et fouriéristes étaient en train d 'échafauder pour la colonisation de l'Algérie. Quant à Cobden, qui avait perdu son mandat à cause de . son pacifisme, il « bénissait son étoile » de ne pas être obligé d'exposer en public ses vues anticolonialistes : « Où, écrivait-il à Bright, un autre vaincu des élections de 1857, où pourrait-on trouver un seul individu qui ne soit pénétré de la notion que l'Angleterre irait à sa ruine si elle était privée de son Empire ? » Chez Marx, au contraire, toute inquiétude disparaît. S'il s'est réjoui de la défaite de Cobden (nous verrons plus tard pourquoi), il n'en croyait pas moins au triomphe définitif du manchestérianisme. C'est ce dernier qui a fourni à Marx son « type idéal » de la bourgeoisie et c'est ce produit d'une stylisation hâtive et outrageuse que Marx a cru apercevoir dans la réalité, investi de la dignité du fait accompli. Voici comment il a caractérisé la situation politique de l'Angleterre à la veille de la guerre de Crimée : Les tories, les whigs, les partisans de Peel appartiennent plus ou moins au passé. Le parti qui r~présente la société anglaise moderne, ce sont les libreéchangistes : les manchestériens, les réformateurs du Parlement et des finances. Ceux-ci représentent le parti de la bourgeoisie consciente, le capital industriel qui veut utiliser sa force sociale comme force politique et extirper les derniers vestiges orgueilleux de la société féodale (...). Ils entendent par libre-échange l'absolue liberté de mouvement du capital débarrassé de toutes les entraves politiques, nationales et religieuses (...). La royauté, avec sa « splendeur barbare », sa cour, sa liste civile et sa meute de laquais, rentre dans les faux frais de la production. La nation peut aussi bien produire et commercer sans la royauté, donc : à bas le trône ! Les sinécures de l'aristocratie, la Chambre des pairs : faux frais de la production. La grande armée permanente : fa~x frais. Les colo~ies : faux frais (...). Les guerres nationales : faux frais. Il coûtera moins cher à l'Angleterre d'exploiter les nations étrangères en entretenant avec elles des relations 'fi 44 paci ques ... On mesure l'étendue des illusions qui firent naître l' « interprétation économique de l'histoire ». Tandis que l'Angleterre de Palmerston 43. Cours ... , VI, pp. 237-38 et 68. Cité par Raymond Aron : op. cil., pp. 131-32. 44. Marx : Les Chartistes, 1852; VIII, 342-43. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES et •de Disraeli s'enivrait de jingoïsme, Marx érigeait les illusions manch~stériennes en lois, hfs: toriques. Quand il a decouvert que la reahte ne se conformait pas à s~s schémas, il s'est contenté· de répéter que les possessions impériales menaçaient de « coûter autant qu'elles pourraient jamais rapporter » 45 , ou alors, chan- . geant radicalement de philosophie, il s'est livré corps et âme aux délices du Kriegspiel. Quand l'effervescence nationaliste que provoqua la guerre de Crimée souleva l'Angleterre contre le pacifisme manchestérien, dénoncé comme -the imposthume of much wealth and peace (l'abcès de trop d'opulence et de paix), Marx oublia ses propres prophéties et mit allégrement sa plume au service de la guerre à outrance contre la Russie. Et s'il s'est élevé contre les « absurdes guerres coloniales » 46 , ce ne fut pas au nom du cosmopolitisme bourgeois ou de l'internationalisme prolétarien, mais parce qu'il était intimement persuadé que si l'Angleterre « se laissait entraîner dans les guerres les plus inconsidérées en Asie », c'était parce qu'elle était « devenue un capon [pacifiste] en Eu- . rope » et qu'elle reculait lâchement « devant· la guerre actuellement la plus nécessaire : la ' guerre contre la Russie » 47 ••• L'internationalisme prolétarien .- 1 IL EST VRAI que ni Marx ni Engels n'ont jamais cru que la bourgeoisie pourrait extin,er de façon radicale l'esprit nationaliste et réaliser totalement ses tendances fondamentalement cosmopolites. De même que la revendication typiquement bourgeoise du · « gouvernement à bon marché » ne pourra être menée à bien que par la dictature, du prolétariat, de même l' aspiration libérale à l'universalité ne pourra être exaucée que par le prolétariat, s_euleclasse réellement ur,iiverselle.Si la bourgeoisie, telle qu'elle est décrite dans I 'Idéologie allemande, « créa partout les mêmes rapports entre les classes de la société et détruisit de ce fait le caractère particulier des différentes nationalités », il n'en est pas moins vrai que « la bourgeoisie de chaque nation garde encore des intérêts natio- _nauxparticuliers ». En revanche, « la grande industrie créa une classe dont les intérêts sont les mêmes -dans toutes les nations et pour laquelle la nationalité est déjà abolie : une classe qui est réellement délivrée du monde ancien et 45. Marx : Les Revenus britanniques en Inde, 1857; XII, 284. 46. Marx : La Compagnie des Indes orientales, 1853; IX, 156. 47. Marx : La Guerre en Birmanie, 1853·; IX, 205.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==