K. PAPAIOANNOU réclafl:laient leur part des fabuleux trésors de ,la Compagnie ». Tout autre est le point de vue des Indiens actuels. Le réquisitoire enflammé de Burke, dit Panikkar, fut un é\·énement historique capital. Le caractère passionné de sa sympathie envers le peuple et sa haine contre l'oppression, ainsi que la violence de son indignation, ont changé le cours de l'histoire, car c'est à partir de son intervention que l'administration anglaise en Inde est devenue moralement respectable : l'Etat de brigands créé par Clive est mort à ce moment-là, sans laisser de regrets. La bande des Benfield et autres Macpherson, qui vivaient de la ruine des paysans indiens, et les officiers qui passaient leur temps à piller le pays, pour rentrer ensuite chez eux en nababs et corrompre leurs compatriotes, toute cette lie dut quitter le pouvoir à l'arrivée de Warren Hastings. Burke fut le père de la tradition libérale en Inde •1, De même Bentham, même lorsqu'il était tory, déniait toute utilité aux possessions d'outremer. En pleine Révolution française, cet « oracle de l'entendement bourgeois vulgaire » (Marx dixit) avait rédigé et envoyé à Talleyrand un libelle intitulé : Emancipez vos Colonies ! Adressé à la Convention nationale de la France en l'an 179 3. Montrant l'inutilité et la nocivité de dépendances éloignées pour un Etat européen. Cette thèse ne concernait pas que la France : ce « prototype de philistinisme » (urphilister ... ), ce « porte-parole des boutiquiers anglais » en jugeait de même pour les colonies espagnoles et britanniques. Aussi écrivit-il un appel au peuple espagnol intitulé : Débarrassez-vous d'Ultramaria ! ce qui amena en 1797 son disciple lord Landsdowne à · évoquer avec enthousiasme devant la Chambre des lords la perspective d'une .émancipation des colonies espagnoles. « On ne peut imaginer, déclarait-il, un plus grand bienfait pour l'Espagne que sa délivrance de la malédiction coloniale : débarrassée de ses colonies, l'Espagne deviendra un peuple industrieux comme ses voisins. On ne pourrait, en revanche, faire de pire tort à l'Angleterre que d'ajouter les colonies espagnoles à ses possessions déjà trop étendues 42 • » La Révolution américaine, l'émancipation des colonies espagnoles, le lent cheminement de l'Empire britannique vers une forme- confédérale, la dislocation de l'Empire ottoman semblaient annoncer la fin des empires et corroborer l'universalisme annoncé par le Manifeste. Déjà, la politique libérale d'émancipation des 41. K. M. Panikkar: Hi:doire de l'Inde, 1947 (Paris 1958), p. 307. 42. Cf. Elie Halévy : Le Développement du radicalisme plallo1ophique. L'ouvrage étant introuvable en français, noua citons d'après la traduction anglaise parue (en paperback) à Boston, The Beacon Pre11, 1955, pp. 113 et 510. Biblioteca Gino Bianco . 165 colonies de peuplement anglais avait amené à accorder le self-government à la Nouvelle-Galles du Sud (1842), au Canada et à l'ensemble de l'Australie (1848), plus tard à la NouvelleZélande (1852) et à la colonie du Cap (1853). Seule l'Inde faisait exception, mais là aussi le contrôle de plus en plus poussé du Parlement semblait annoncer la fin de l'impérialisme mercantile. En 1812, les activités commerciales de la Compagnie des Indes orientales furent déclarées terminées par une décision du Parlement ; par la charte de 1833, les derniers vestiges de la Compagnie, en tant qu'exploitation commerciale, furent éliminés et les Anglais, comme dit Panikkar, « prirent officiellement la responsabilité d'un gouvernement civilisé en Inde ». Or, tandis qu'en la personne de Macaulay, Bentham devenait le « législateur posthume de l'Inde », ses disciples philosophes groupés autour de George Grote, banquier et historien de la Grèce, et les manchestériens conduits par Cobden et Bright continuaient le combat pacifiste et anticolonialiste. Cobden appelait de ses vœux le jour où l'Angleterre « n'aura plus un hectare de terre dans l'Asie continentale » ; alors même que la grande mutinerie des Cipayes (1857) provoquait une vague de jingoïsme en Angleterre, il proclama bien haut son refus du colonialisme et de ses « épouvantables responsabilités » : Je n'ai aucune confiance en la capacité de l'Angleterre de gouverner l'Inde d'une façon durable et je ne crois pas possible que la Couronne gouverne ce pays sous le contrôle du Parlement. Même si la Chambre des communes renonçait à toute responsabilité pour la législation intérieure et se consacrait exclusivement à la tâche de gouverner cent millions d'Asiatiques, elle échouerait. L'Hindoustan doit être gouverné par ceux qui vivent de ce côté-là du globe. Ses sujets préféreront être mal gouvernés - pour juger suivant nos propres critères - par ceux de leur couleur, parents et amis, que de se soumettre à l'humiliation d'être mieux gouvernés par une bande d'intrus provenant des antipodes... C'est dans ce contexte qu'Auguste Comte dénonçait, en 1842, le « dangereux sophisme, qu'on s'efforce aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver indéfiniment l'activité militaire, en assignant aux invasions [coloniales] la spécieuse destination d'établir directement, dans l'intérêt final de la civilisation universelle, la prépondérance matérielle des populations les plus avancées sur celles qui le sont moins ». « Source de perturbation universelle ». « incompatible avec les plus persévérantes dispositions » des sociétés industrielles, le colonialisme était pour lui une « grossière imitation rétrograde » de l'impérialisme romain, dont l'uniquc résultat serait de prolonger inutilement
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